OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Aux origines de la cyberculture: LSD et HTML http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/ http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/#comments Wed, 04 May 2011 14:16:07 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=61024 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Juillet 1947. La revue américaine Foreign Affairs publie un rapport, rédigé par un certain M. X, qui modèlera la seconde moitié du vingtième siècle : « Les sources de la conduite soviétique ». Sur fond de réquisitoire contre la « poursuite d’une autorité interne illimitée » par le régime communiste, M. X, alias George Foster Kennan, alors directeur des affaires politiques du département d’État développa la stratégie du containment,ou endiguement en français. Kennan écrit :

Il est clair que le principal élément de toute politique des États-Unis à l’égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion.

Mal comprise, de l’aveu même de Kennan, cette idée de containment influença la Doctrine Truman et devint l’une des pierres angulaires de la politique des États-Unis envers l’URSS tout au long de la Guerre Froide.

Investir dans l’éducation au XXIe siècle

8 Avril 2011. En pleine bagarre budgétaire au Congrès américain, le Pentagone a discrètement sorti un rapport, le National Strategic Narrative, pondu par M. Y, en clin d’œil au texte de George Kennan. Derrière M. Y se profilent deux membres du Comité des chefs d’États-majors interarmées : le capitaine Wayne Porter et le Colonel Mark « Puck » Mykleby. Tout en rappelant qu’il ne reflète que le point de vue de ses deux auteurs et non pas celui du Pentagone (qui a néanmoins autorisé sa diffusion), ce document tente de jeter les bases d’une nouvelle stratégie américaine pour le 21e siècle. Porter et Mykleby conseillent aux États-Unis de cesser de concevoir leur rapport au monde sous l’angle de la défense et d’investir davantage « d’énergie, de talent et de dollars dans l’éducation et la formation des jeunes Américains » que dans les dépenses militaires.

Ainsi, le National Strategic Narrative explique qu’il est temps de passer, outre-Atlantique, d’une stratégie de containment (qui a prévalu « pour les Soviétiques, puis pour les terroristes ou la Chine ») vers un nouveau concept : le sustainment (durabilité). En clair, les États-Unis devraient mettre l’accent sur « l’influence » politique plutôt que sur le « contrôle » et se focaliser sur leur prospérité interne tout en regagnant « leur crédibilité » sur la scène internationale. En évitant, suggèrent Porter et Mykleby, de se mettre des communautés entières à dos en abusant du label « terroriste ».

L’un des paragraphes les plus intéressants de ce rapport est dédié à Internet et à sa reconnaissance comme facteur essentiel de ce « monde en changement perpétuel » décortiqué par les deux Monsieur Y. En une poignée de phrases, il résume la perception de la toile que peuvent développer des stratèges américains:

L’avènement de l’Internet et du world wide web, qui ont inauguré l’ère de l’information et vivement accéléré la mondialisation, a engendré des effets secondaires dont les conséquences doivent encore être identifiées ou comprises. Parmi ces effets, on constate : l’échange anonyme et quasi-instantané des idées et des idéologies, le partage et la manipulation de technologies sophistiquées et auparavant protégées, un « networking » social vaste et transparent qui a homogénéisé les cultures, les castes et les classes, la création de mondes virtuels complexes [...]. Le worldwide web a aussi facilité la diffusion de propagandes et d’extrémismes haineux et manipulateurs, le vol de la propriété intellectuelle et d’informations sensibles, [...] et suscité la perspective dangereuse et dévastatrice d’une cyberguerre [...]. Que cette révolution pour la communication et l’accès à l’information soit vue comme la démocratisation des idées ou comme le catalyseur technologique d’une apocalypse, rien n’a eu autant d’impact sur nos vie depuis cent ans. Nos perceptions de nous-mêmes, de la société, de la religion et de la vie ont été mises au défi.

Propagande, apocalypse, cyberguerre : la vision est volontiers anxiogène. Elle n’en est pas moins logique pour le prisme militaire américain et réaffirme quelque chose qui, pour beaucoup, sonne comme une évidence : Internet s’est, en une vingtaine d’années, installé comme un pilier essentiel du monde occidental. « Internet est notre société, notre société est Internet », établit un manifeste de blogueurs et journalistes allemands publié en 2009, précisant que Wikipédia et Youtube font autant partie du quotidien que la télévision.

Le grand bouleversement

Dès 1981, Dean Gengle, pionnier du net au bord de l’oublie (713 résultats Google, pas de page Wiki) et membre éminent de CommuniTree, l’une des premières « communautés virtuelles » à tendance hippie proposait la création d’un Electronic Bill of Rights (Déclaration des droits électroniques) . Envoyer et écrire des mails, tenir des « réunions électroniques », mener des transactions financières, accéder à des bibliothèques d’information, arranger ses voyages, « bouleverser, en général, la manière dont nous faisons les choses » : la révolution de la communication impliquait, pour Gengle, l’intensification de ces usages. Son Bill of Rights, réclamant en particulier le respect de la vie privée dans la sphère électronique, n’aboutira pas. La suggestion d’Al Gore, en 1998, de poursuivre une initiative similaire non plus.

Les cieux de ce nouveau cosmos électronique nécessitaient ainsi d’être protégés et les droits de l’homme devaient y être garantis comme dans l’univers tangible. De nombreux textes, manifestes, codes de principes ont également rappelé, ces trois dernières décennies, que l’Internet appartient au public (par exemple, le Bill of Rights on Cyberspace du journaliste américain Jeff Jarvis). Mieux : Internet n’est pas un simple média, mais bien un lieu public. Dans La démocratie Internet, le sociologue français Dominique Cardon réfute une idée répandue qui voudrait que l’armée américaine, plongée dans sa Guerre Froide, soit seule à l’origine d’Internet.

Cette dernière aurait effectivement contribué à son développement initial, en finançant l’équipe de recherche qui « a conçu les premiers protocoles de transmission du réseau ARPANET », l’ancêtre d’Internet. Mais le net et, surtout, la philosophie qui le sous-tend, explique Cardon, seraient avant tout issue du mariage entre le tourbillon de la « contre-culture américaine » des années 60 et du « monde de la recherche ». Pas étonnant que Timothy Leary, apôtre du psychédélisme, se soit exclamé que « le PC était le LSD des années 90 !».

L’une des plus vieilles communautés virtuelles encore en activité, the WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), sorte de proto-MySpace engendré « bien avant que l’Internet public ne soit lâché » , a été fondée en 1985 par Stewart Brand. Brand, plus connu pour avoir édité un monument de la contre-culture, le Whole Earth Catalog, demeure l’un des derniers vestiges de l’âge d’or de l’acide. Un maigrelet aux cheveux blonds qui portait un disque étincelant sur le front, arborant pour tout vêtement un collier de perles et un survêtement blanc de garçon boucher parsemé de médailles du Roi de Suède, comme le décrit Tom Wolfe en 68 dans The Electric Kool-Aid Acid Test. Son dernier trip, selon ses souvenirs pas si brumeux qu’il n’y paraît, il se le serait pris en 1969, tiens donc, aux côtés des hippies du Hog Farm et de Ken Kesey, l’auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou.

Ovni éditorial, bible hippie

Le Whole Earth Magazine cumulait le statut d’ovni éditorial et de bible hippie. On y parlait autant, rappelle l’universitaire Fred Turner dans De la contreculture à la cyberculture, de flûtes en bambou, de construction de dômes futuristes pour habitat autonome que de musique générée par ordinateur . L’édition de mars 69 appelait Nixon à faire de la planète terre un parc national protégé. Imbibée des théories cybernétiques, la chair éditoriale du Whole Earth résidait dans une croyance aux antipodes d’Orwell : la technologie, loin d’être oppressive, pouvait se révéler libératrice, et ce serait, selon Fred Turner, le Whole Earth qui aurait « créé les conditions culturelles grâce auxquelles les micro-ordinateurs et les réseaux informatiques auraient été perçus comme les instruments » de cette « libération ».

Steve Jobs, le maître de la pomme himself, a salué le Whole Earth Magazine comme un embryon de « Google 35 ans avant Google » . Tout en dédiant de nombreuses pages à des programmes informatiques « révolutionnaires », Stewart Brand organise en 1984 la première conférence de hackers. Ce « Woodstock de l’élite informatique » , tenu dans une vieille base militaire de la baie de San Francisco, aurait été inspiré par la sortie, la même semaine, du livre de Stephen Levy Hackers – Les héros de la révolution informatique. Avec cet ouvrage, Levy tentait de décoder et d’établir les grandes lignes de l’éthique de ces géniaux programmeurs dopés aux lignes de code qui accouchèrent de l’ordinateur personnel.

Vingt-cinq ans plus tard, Levy revenait dans Wired sur les principes esquissés dans son livre :

Certaines des notions [de cette éthique] sont aujourd’hui à se cogner le front d’évidence mais étaient loin d’être acceptées à l’époque – comme l’idée que ‘Vous pouvez créer de l’art et de la beauté sur un ordinateur’. Un autre axiome identifiait les ordinateurs comme des instruments de l’insurrection, conférant du pouvoir à chaque individu doté d’une souris et de la jugeote suffisante – se méfier de l’autorité, promouvoir la décentralisation. Mais le précepte qui me semblait le plus central à la culture hacker s’avéra aussi être le plus controversé : toute l’information doit être gratuite.

Cette sentence est dérivée de la bouche visionnaire de Stewart Brand, qui résuma un des principaux antagonismes de la cyberculture :

D’un côté l’information veut être onéreuse, parce qu’elle est tellement précieuse. Une bonne information au bon endroit change votre vie. D’une autre côté, l’information veut être gratuite [free], parce que le coût de sa publication diminue sans cesse. Ces deux idées se combattent l’une l’autre.

Les mots de Brand ont été amplement commentés. Free voulait-il dire gratuit ? Ou libre, comme dans logiciel libre, dont les codes sont ouverts à leurs utilisateurs ? Les deux, sans doute.

La génération numérique

Dès le début des années 80, cette opposition (information chère/information gratuite) s’était déjà matérialisée. Certains hackers partirent du côté des logiciels commerciaux, protégés contre la copie. D’autres, dont Richard Stallman, le père du mouvement du logiciel libre, choisirent la coopération plutôt que la compétition. En 1993, le magazine technologique Wired fut fondé. Ouvertement libertarien, il est donc allergique à l’action de l’État (et à son autorité) tout en défendant bec et ongles les libertés individuelles, dont celle d’entreprendre et d’innover. Parmi les collaborateurs du premier numéro, six venaient du Whole Earth Catalog, dont Stewart Brand. Selon Fred Turner, Wired estimait que cette « génération digitale » allait « ébranler les sociétés commerciales et les gouvernements », « démolir les hiérarchies » et installer à leur place « une société collaborative ».

Le rêve ne s’est pas encore réalisé. Internet « est notre société ». On y compte beaucoup. Dollars, euros, yuans. On y consomme allégrement. On y raconte parfois des mensonges qui se muent en réalités. On y voit agir une kyrielle de gouvernements, à coups de lois et de commissions. Sans compter les sociétés privées. Certaines, comme Facebook, créent presque un « Internet clos» dans l’Internet, tellement la plateforme est recroquevillée sur elle-même. Mais tout ne s’arrête pas là. Internet n’est pas qu’un labyrinthe a priori anarchique, c’est aussi une fabrique de contre-pouvoir, « un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative », écrit Dominique Cardon.

Sur la face la plus exposée du Net, on y voit des révoltes amplifiées, à l’international, par les médias sociaux mais aussi des révolutions soit-disant Twitter qui n’en sont pas vraiment (en Moldavie ou en Iran). On y suit les péripéties d’un hacker qui se serait surnommé, à 16 ou 17 ans, Mendax (le menteur, en latin), avant de devenir l’icône médiatique du whistleblowing. En 2008, Julian Assange estimait que son projet, WikiLeaks avait changé les résultats des élections kényanes de 10% après avoir fait fuiter des documents accablants sur la corruption du régime de Daniel Arap Moi.

Sur d’autres versants de la Toile, souvent moins exposés, les questions s’agglutinent. Comment garantir la vie privée, facteur clé de la démocratie, et les libertés civiles sur Internet ? Quel sont les intentions de nos gouvernements face au réseau ? Comment aborder la question du copyright ? Comment utiliser cette « place publique » comme vecteur de transparence voire d’un changement social plus profond ? Comment y garantir la liberté d’information ? Ces questions, des citoyens, fins explorateurs de la toile et souvent hackers, s’en sont emparées, agissant même au-delà des aspects liés au réseau. On les range, avec excès, dans la catégorie « activisme », « alors que non, ce qu’ils font, c’est de la politique », estime Jean-Marc Manach, journaliste à OWNI et Internetactu.net, plongé dans le net depuis 1999.

Pendant quelques mois, Geek Politics va se creuser le front, rencontrer du monde, de Berlin à l’Islande (on peut toujours croiser les doigts) en passant par la Belgique, tenter de plonger dans le débat, ramener des images et du son, du texte, et, avec vous, essayer d’un peu mieux comprendre en quoi Internet change nos démocraties et l’espace public.


Article initialement publié sur Geek Politics sous le titre : “Du LSD aux lignes de codes : genèse fragmentaire d’une cyberculture”

Vidéo réalisée par Dancing Dog Productions (quentin noirfalisse/adrien kaempf/maximilien charlier/antoine sanchez)

Crédits Photo FlickR by-nc-nd 7E55E-BRN / by-nc Intersection Consulting / by-nc-sa 350.org

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Pirat@ge: du hacktivisme au hacking de masse http://owni.fr/2011/03/31/piratge-du-hacktivisme-au-hacking-de-masse/ http://owni.fr/2011/03/31/piratge-du-hacktivisme-au-hacking-de-masse/#comments Thu, 31 Mar 2011 08:30:55 +0000 Capucine Cousin http://owni.fr/?p=54336 Ils sont quatre, dont trois frères, jeunes et (à première vue ;) innocents, et leur clip, “Double Rainbow song“, bidouillé non pas au fond d’un garage mais dans le salon familial, avec un piano, a attiré plus de 20 millions de visiteurs. Un clip parodique qui a généré un buzz énorme, à partir d’une simple vidéo amateur d’un homme à la limite de la jouissance devant un phénomène rare : deux arcs en ciel… Au point – le comble – que Microsoft a recruté le “Double Rainbow guy” pour sa nouvelle pub pour Windows Live Photo Gallery. Ou quand l’industrie pirate les pirates…

Les Gregory Brothers ont réalisé sans le faire exprès quelques tubes par la seule voie numérique grâce à un petit outil, Auto-Tune the News (Remixe les infos en français dans le texte), qui permet à tout un chacun de détourner des reportages TV en y superposant des montages de sons, avec le logiciel de correction musicale Auto-Tune. Comme “Bed intruder song”, un remix de reportage qui montre Antoine Dodson interviewé par une chaîne TV suite à un fait divers (l’intrusion d’un inconnu dans la chambre de sa sœur). Un témoignage qui va le propulser en superstar du web lorsque les Gregory Brothers transforment ses paroles en une mélodie hip-hop vraiment efficace. Plein d’internautes ont été prêts à la voir – et la payer en ligne – une fois qu’elle était disponible sur iTunes – CQFD. Je vous laisse le plaisir de déguster cette mise en bouche…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

“La propriété c’est le vol”

De détournement satirique à piratage, il n’y a qu’un pas. J’ai eu la chance, cette semaine, de voir en avant-première le documentaire “Pirat@ge”, réalisé par les journalistes Étienne Rouillon (magazine “Trois couleurs”) et Sylvain Bergère, diffusé le 15 avril sur France 4 Pour la première fois, un docu retrace l’histoire du piratage, avec un parti-pris du côté des hackers, parfaitement assumé.

A quoi ressemblerait Internet sans les pirates ? Au Minitel ! Depuis cinquante ans, des petits génies ont façonné le web, souvent en s’affranchissant des lois. Des pirates ? Ils sont à la fois grains de sable et gouttes d’huile dans les rouages de la grosse machine Internet

Voilà le postulat des auteurs de ce docu.

Un docu malin, forcément un peu brouillon à force de vouloir englober tout ou presque de la culture du hacking (en effleurant l’hacktivisme et les engagements citoyens qu’il implique) en 1 heure 30, parfois en surface. Mais il offre une plongée assez passionnante dans cette culture des flibustiers des temps modernes, apparus dans les années 80 – bien avant l’Internet. Dès 1983, lorsque lorsque les premiers ordinateurs font leur apparition dans les foyers (remember l’Apple I de Steve Wozniak et Steve Jobs en 1976…), les hackers font leurs débuts en essayant de casser les protections anti-copie ou en détournant les règles des jeux informatiques. Ils font leur le dicton de Pierre-Joseph Proudhon“La propriété c’est le vol”.

Dans un esprit très post-70s, l’éthique du hack, élaborée au MIT (mais que l’on peut retrouver dans le Hacker Manifesto du 8 janvier 1986), prône alors six principes:

  • L’accès aux ordinateurs – et à tout ce qui peut nous apprendre comment le monde marche vraiment – devrait être illimité et total.
  • L’information devrait être libre et gratuite.
  • Méfiez-vous de l’autorité. Encouragez la décentralisation.
  • Les hackers devraient être jugés selon leurs œuvres, et non selon des critères qu’ils jugent factices comme la position, l’âge, la nationalité ou les diplômes.
  • On peut créer l’art et la beauté sur un ordinateur.
  • Les ordinateurs sont faits pour changer la vie.

Eh oui! Car dès ses débuts, le hacking a été théorisé au mythique MIT:

Au MIT, le besoin de libérer l’information répondait à un besoin pratique de partager le savoir pour améliorer les capacités de l’ordinateur. Aujourd’hui, dans un monde où la plupart des informations sont traitées par ordinateur, ce besoin est resté le même

résume ce billet chez Samizdat. Dans l’émission, Benjamin Mako Hill, chercheur au MIT Media Lab, ne dit pas autre chose: développeur, membre des bureaux de la FSF et Wikimedia, pour lui,“l’essence du logiciel libre est selon moi de permettre aux utilisateurs de micro-informatique d’être maître de leur machine et de leurs données”.

Pour ce docu, Étienne Rouillon et Sylvain Bergère sont allés voir plusieurs apôtres du hacking, tel John Draper, hacker, alias “Captain Crunch”, un des pionniers hackers en télécoms. Un détournement qui tient du simple bidouillage, mais qui a contribué à créer la légende, la blue box. Il s’agissait d’un piratage téléphonique qui consistait à reproduire la tonalité à 2600 Hz utilisée par la compagnie téléphonique Bell pour ses lignes longue distance, à partir d’un simple sifflet ! Une propriété exploitée par les phreakers pour passer gratuitement des appels longue distance, souvent via un dispositif électronique – la blue box – servant entre autres à générer la fameuse tonalité de 2600 hertz.

“Napster a ouvert la voie à l’iPod”

Leur théorie ? Internet a été construit par des hackers pour faire circuler l’information. Mais peut-être Internet a-t-il marqué la fin du hacking et son éthique d’origine. Car avec Internet, après l’ère idéaliste d’un Internet libertaire, l’industrialisation des réseaux prend vite le dessus. Les pirates du net, cybercriminels et contrefacteurs en ligne prennent le pas sur les hackers, la confusion est largement entretenue…

1999: Napster, cette immense plateforme d’échange de fichiers musicaux en ligne à tête de chat, débarque sur la Toile. Elle est fermée deux ans après mais a ouvert une brèche: le partage de fichiers musicaux entre internautes.

“Napster a ouvert la voie à l’iPod”, ose le documentaire.

Vincent Valade bidouillera eMule Paradise – presque par hasard, comme il le raconte aux auteurs du docu, encore étonné. Sa fermeture avait fait grand bruit – initialement simple site de liens Emule, Vincent Valade est poursuivi pour la mise à disposition illégale de 7 113 films, son procès doit avoir lieu cette année. D’autres s’engouffrent dans la brèche, comme The Pirate Bay, entre autres sites d’échanges de fichiers torrents.

Les industriels de l’entertainment s’emparent aussi de ce modèle naissant. TF1 – face au piratage massif de ses séries TV ? – lance sa plateforme de vidéo à la demande – payante bien sûr, à 2,99 euros puis 1,99 euro l’épisode. “C’était un projet de marketing. C’est mon job”, lance face à la caméra Pierre Olivier, directeur marketing de TFI Vidéo et Vision. Rires dans la salle.

Hacktivisme journalistique…

Et aujourd’hui? Le culture hacktiviste a imprégné plusieurs pratiques: dans le domaine du logiciel libre bien sûr, même si le docu aborde à peine ce sujet. Mais elle rayonne aussi sur de nouvelles pratiques journalistiques.Indymedia, né en 1999 pour couvrir les contre-manifestations de Seattle, lors de la réunion de l’OMC et du FMI, fut un des précurseurs: ce réseau de collectifs, basé sur le principe de la publication ouverte et du “journalisme citoyen” en vogue au début des années 2000 (“Don’t hate the media, become the media”), permet à tout un chacun de publier sur son réseau.

Un vent nouveau dû à l’éclosion ces derniers mois de Wikileaks – là encore, son impact est effleuré dans “Pirat@ges” – dont l’ADN réside dans l’ouverture des frontières numériques – rendre accessibles à tous des données publiques, et son double, OpenLeaks. Car Wikileaks a instauré la “fuite d’informations” en protégeant ses sources, et a remis au goût du jour la transparence et le partage de données si chères aux premiers hackers. Au point que, courant 2010, les révélations de WikiLeaks ont été relayées par une poignée de grands quotidiens nationaux (dont Le Monde), qui en ont eu l’exclusivité, au prix de conditions fixées en bonne partie par Julian Assange, comme j’en parlais dans cette enquête pour Stratégies.

Parmi les dignes successeurs des premiers hacktivistes, citons bien sûr les Anonymous, des communautés d’internautes anonymes qui prônent le droit à la liberté d’expression sur internet (j’y reviendrai dans un billet ultérieur…). Une de leurs dernières formes d’actions (évoquées sur la page Wikipediadédiée) rappelle bien celles des premiers hackers: les attaques par déni de service (DDOS) “contre des sites de sociétés ciblées comme ennemis des valeurs défendues par le mouvement”. Ce fut le cas avec le site web de Mastercard en décembre 2010, qui avait décidé d’interrompre ses services destinés à WikiLeaks.

… et le hacking, culture de masse

La donne a changé: le hacking n’est plus l’affaire de seuls bidouilleurs de génie. L’arrivée de plusieurs industries de l’entertainment sur le numérique, et de nouvelles barrières sur les contenus mis en ligne, implique que tout le monde est aujourd’hui concerné par le piratage numérique. Comme des Mr Jourdain qui s’ignorent, nombre d’internautes ont déjà été confrontés, de près ou de loin, au piratage numérique, en le pratiquant (qui n’a jamais téléchargé illégalement de films, de musique ou de logiciels ?), ou y étant confrontés (fishing).

De culture underground, le hacking frôle la culture de masse, avec une certaine représentation cinématographique, entre MatrixTronMillenium et Lisbeth Salander, geekette neo-punk qui parvient à rassembler des données personnelles en ligne en un tournemain..

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Et bien sûr The social network, qui a fait de la vie du fondateur de Facebook un bioptic. Qui a même sa version parodique, consacrée à… Twitter. En bonus, un petit aperçu du trailer de “The twitt network” ;).

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Car Facebook, après tout, est un lointain dérivé de la culture du hacking, né d’une association de piraterie + industrie numérique: son fondateur l’avait créé en bidouillant un réseau local affichant les plus jolies filles de son campus… Mais pas sûr que Mark Zuckerberg ait retenu ces deux principes de la culture des hackers :

  • Ne jouez pas avec les données des autres.
  • Favorisez l’accès à l’information publique, protégez le droit à l’information privée.

Article intitalement publié par le blog miscellanees.net

Crédit Photo FlickR CC : CenzTelomi / Bixentro

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Programmer ou être programmé? http://owni.fr/2010/10/19/programmer-ou-etre-programme/ http://owni.fr/2010/10/19/programmer-ou-etre-programme/#comments Tue, 19 Oct 2010 15:18:02 +0000 Julien Goetz http://owni.fr/?p=31970 Douglas Rushkoff est un auteur, professeur et documentariste américain spécialiste de la question des médias et de leurs implications dans nos vies. Fortement lié à la mouvance cyberpunk, il défend depuis longtemps la résolution de problèmes sociaux par des solutions open source.

Son dernier ouvrage, “Program or be Programmed: Ten Commands for a Digital Age” découle directement d’un passionnant documentaire réalisé en 2009 : “Digital Nation, Life on the Virtual Frontier“.

Depuis des décennies l’outil informatique et les médias digitaux sont de plus en plus présents dans nos quotidiens. Mais savons-nous réellement comment fonctionnent ces outils qui régissent une partie de nos vies ? Partant de là, Douglas Rushkoff déroule sa réflexion : si nous ne savons pas fondamentalement comment ils fonctionnent, sommes-nous en mesure de les utiliser correctement et pouvons-nous rester vigilants face à leur multiplication ?

Au final : si vous n’êtes pas un programmeur, vous êtes nécessairement l’un des programmés. Explications avec cette vidéo de son intervention au SXSW 2010 sous-titrée en français par nos soins.

Crédit photo cc FlickR designbyfront.

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Le cadavre d’un condamné à mort comme avatar médical http://owni.fr/2010/10/11/le-cadavre-d%e2%80%99un-condamne-a-mort-comme-avatar-medical/ http://owni.fr/2010/10/11/le-cadavre-d%e2%80%99un-condamne-a-mort-comme-avatar-medical/#comments Mon, 11 Oct 2010 08:44:05 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=30848 Titre original : L’ingrédient secret d’un bon avatar ? Le cadavre d’un condamné à mort

Au hasard de mes tweets et retweets, je suis tombé sur une vidéo réalisée à partir de la base de données du Visible Human Project. Ce programme, inauguré en 1989 aux États-Unis dans le cadre de la National Library of Medecine, avait pour but de stocker des images anatomiquement détaillées du corps humain :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les images – en libre accès depuis 1994 – ont été composées par un expert d’effet spéciaux et de vidéo 3D connu sous le pseudonyme de ApaczoS. La vidéo est accompagnée par un commentaire :

« Done with one expression, one script called sequencer and a lot of patience:)
Enjoy this short lesson of human anatomy ».

Un logiciel de 3D, du code, de la patience… cela ressemble à la recette des biscuits de grand-mère. Recette dans laquelle manque pourtant un ingrédient fondamental : le cadavre de Joseph Paul Jernigan, exécuté dans une prison du Texas le 5 août 1993. A l’aide de diverses techniques d’imagerie médicale (résonance magnétique, tomographie numérique et cryosection) son corps scanné a fourni la matière première pour cet atlas anatomique de nouveau type, ensuite utilisé à des fins didactiques, diagnostiques – et artistiques.

La médecine utilise les corps des condamnés depuis l’Antiquité

Une manière de se rappeler (si les scandales récentes autour de l’exposition Our Body, à corps ouvert n’auraient pas suffi) que les corps des condamnés à mort sont utilisés depuis l’Antiquité grecque pour créer des modélisation anatomiques. La pratique, légitimée en Occident à partir de la parution du traité De Humani Corporis Fabrica d’Andreas Vesalius [Carlino, 1994], a ensuite contribué à la création d’une véritable « civilisation de l’anatomie » [Mandressi, 2003]) où le savoir expert, le « regard » de l’anatomiste qui dissèque le cadavre et le livre à la science, rachète le destin du malheureux sujet en lui restituant une fonction sociale.

Le Visible Human Project représente, dans le contexte de la culture médicale, une rupture. Jamais à ce point le regard de l’anatomiste n’avait été rendu accessible au public tout-venant – déplacé au milieu des profanes. Certes, des traités populaires d’anatomie circulaient à partir du XVII siècle (j’en parle dans mon La fabbrica libertina [Casilli, 1997]). Mais le Visible Human Project, par sa nature même, s’appuie sur des formats de diffusion révolutionnaires pour son époque (CDRoms, logiciels et ensuite un site web dédié), qui ne laissent pas de doutes quant au type de public visé.

Le projet représente aussi une rupture dans la culture numérique des années 1990. Les scientifiques du Colorado Health Sciences Center qui ont travaillé à la modélisation anatomique, empruntent – en présentant leur travail aux médias généralistes – au langage des hackers : la numérisation du cadavre de J. P. Jernigan devient alors un exemple de « contre-ingénierie de l’organisme (reverse engineering) », de hacking corporel [Spitzer et Whitlock, 1997].

Le Visible Human Project introduit au cœur même de la cyberculture de la fin du XXe siècle les nouveaux étalons visuels « tridimensionnels, anatomiquement détaillés d’un corps humain normal » [c'est moi qui souligne]. Exeunt les avatars bleus translucides des premiers mondes virtuels en ligne [Casilli, 2005]– l’imaginaire du corps sur Internet passe dans les mains expertes des chercheurs en biomédecine. Richard Satava, l’un des pionniers de la chirurgie virtuelle, déclare à ce sujet qu’avec le Visible Human Project l’avatar des internautes cède le pas à l’ « avatar médical », une simulation biométrique permettant le traçage parfait de l’état de santé des patients par les médecins [Reiche, 1999].

Comme l’avaient bien remarqué certaines voix des cyberculture studies internationales, ces scansions anatomiques mises en ligne ne sont que des « matérialisations perverses » du corps « mis en réseau » rêvé par les premiers utilisateurs d’Internet [Thacker, 1998]. Après les années des corps virtuels et des utopies posthumaines, c’est le primat de l’anatomie traditionnelle, de la norme physique « tout à fait humaine » (all too human) qui est réaffirmé.

Expiation numérique posthume

Le Visible Human Project opère, selon Thacker [2001] une régression vers une compréhension du corps empreinte d’un « matérialisme de base », aride, brutal. Le format numérique et l’accessibilité en ligne ne sont que des appâts pour le public des utilisateurs du Web. Le corps exposé dans le projet porte les marques fatales d’un encadrement autoritaire, exprime le biopouvoir de l’institution pénitentiaire qui a octroyé le cadavre de Jernigan. La numérisation devient alors une modalité d’enfermement et de supplice. La transposition en ligne du corps humain n’est plus associée à un geste, libre motivé par le plaisir ludique d’une séance de jeux vidéos ou bien par une volonté d’échange au sein d’une communauté en ligne : elle revient à une peine criminelle supplémentaire, comme pour l’anatomie traditionnellement pratiquée sur les condamnés à mort. Le téléchargement dans le réseau de Joseph Paul Jernigan est une expiation posthume de ses crimes [Wheeler, 1996].

Cette démarche de renversement symbolique de la corporéité « virtuelle » de la cyberculture des années 1990, fait de l’assassin exécuté le prototype corporel de l’internaute [Cartwright, 1997] et seconde une réinscription du corps dans la normation de la science médicale. Les codes esthétiques de l’avatar – sa translucidité, son équilibre – s’en retrouvent aussi ébranlés. Le regard des observateurs est capturé par les détails sanguinolents, par les épidermes meurtris, par les mines patibulaires du sujet anatomisé : sa physionomies est décrite comme « inquiétante », « intolérable », « abjecte ».

En commentant une image du Visible Human Project dans laquelle la simulation de la tête de Jernigan affiche une ouverture au niveau de la tempe gauche montrant les nerfs et les muscles, Catherine Waldby [1996 : 3] remarque que

« The Visible Human Male, with his shaved head, bruised, pale flesh, encased in wire frames, open wounds demonstrating the anatomical substrate beneath the flesh, seems to share the same abject, Gothic aesthetic as that habitually used to depict the monster ».

Dans un compte-rendu publié dans le magazine [Dowling, 1997], on retrouve le même goût du macabre :

« Jernigan is back. In an electronic afterlife, he haunts Hollywood studios and NASA labs, high school, and hospitals. »

Depuis la mise en ligne du Visible Human, le Web s’affiche aussi comme « au-delà électronique » inquiétant, qui regorge de fantômes. C’est à ce moment-là que les utopies simplettes du début de la culture du numérique cèdent le pas à des visions plus complexes, où l’enthousiasme coexiste avec un sens de menace constante. Cette nouvelle attitude traverse les usages du Web actuel – et ses mises en scène du corps. Voilà peut-être le véritable ingrédient secret : une tension dialectique inéliminable entre un corps « discipliné » et une expérience somatique qui se rêve libre de toute contrainte biopolitique.

>> Article initialement publié sur : BodySpaceSociety

>> Illustrations FlickR CC : Truthout.org et Linden Tea

Références

A Carlino (1994) La fabbrica del corpo: Libri e dissezione nel Rinascimento. Turin, Einaudi.

AA Casilli (1997) La fabbrica libertina. De Sade e il sistema industriale, Rome, Manifesto Libri.

AA Casilli (2005) “Les avatars bleus : Autour de trois stratégies d’emprunt culturel au coeur de la cyberculture”, Communications, vol. 77, n. 1, p. 183-209.

C Dowling, (1997) « The Visible Man – The execution and electronic afterlife of Joseph Paul Jernigan », Life, Feb, pp 41-44.

R Mandressi, Le regard de l’anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003.

C Reiche (1999) « Bio(r)evolution : On the Contemporary Military-Medical Complex ». In : C Sollfrank (ed.) Next Cyberfeminist International Reader. Berlin : B_Books Verlag, pp. 25-31.

VM Spitzer et DG Whitlock (1997) NLM Atlas of the Visible Human Male : Reverse Engineering of the Human Body. Boston, MA : Jones and Bartlett.

E Thacker (1998) « …/visible_human.html/digital anatomy and the hyper-texted body ». Ctheory, 2 juin, URL: http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=103

E Thacker (2001) « Lacerations : The Visible Human Project, Impossible Anatomies, and the Loss of Corporeal Comprehension ». CultureMachine, n.3, URL: http://www.culturemachine.net/index.php/cm/article/viewArticle/293/278

C Waldby (1996) « Revenants : The Visible Human Project and the Digital Uncanny ». Body and Society, vol. 3, n. 1, pp. 1–16.

DL Wheeler (1996) « Creating a Body of Knowledge : From the Body of an Executed Murderer, Scientists Produce Digital Images ». Chronicle of Higher Education, 2 février.

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De la contre-culture à l’autoculture http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/ http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/#comments Fri, 21 May 2010 09:59:43 +0000 Laurent Courau http://owni.fr/?p=16189 Journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies de l’information, Remi Sussan a écrit pour Science & Vie High Tech, Computer Arts, Info PC et Technikart. Il s’est également illustré dans La Spirale avec une interview d’Alexander Bard et un “Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur” qui resteront dans les annales de ce site.

La Spirale l’a retrouvé à l’occasion de la sortie des Utopies post-humaines, un voyage initiatique dans les tréfonds de la contre-culture, de la cyberculture et de ce qu’il convient aujourd’hui de nommer la culture du chaos. Vraie réussite et futur ouvrage de référence, Remi Sussan signe un essai qui mérite de figurer en bonne place dans vos bibliothèques et lui vaut de réapparaître en position d’interviewé dans l’eZine des Mutants Digitaux pour un entretien où il est question de l’influence des marges culturelles, de rock psychédélique, de transformation de l’espèce et du “couch potatoe” comme modèle de système posthumain ! Quand je vous disais que nous nageons en pleine dévolution…

Les lecteurs assidus de La Spirale se souviennent de ton excellent Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur. On te retrouve aujourd’hui avec un nouveau livre, Les Utopies Post-Humaines, publié chez Omniscience. Quel fut le point de départ de ce projet ?

Une discussion avec mon éditeur. Il s’avérait qu’il n’existait pas en français (ni même réellement en anglais, quand on y réfléchit) d’ouvrage introductif à ce mouvement à la fois contre-culturel et futuriste. On trouve parfois des allusions dans certains livres à la cyberculture, et il y a même eu quelques traductions, comme les premiers volumes d’Illuminatus, mais sans mise en perspective du contexte, sans vision globale du phénomène, ces morceaux de connaissances apparaissaient souvent comme incompréhensibles, ou sans intérêt. Comme j’étais passionné par ces mouvements depuis les années 70, retracer leur évolution m’a paru un défi intéressant à relever.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à tous ces mouvements de pensée parallèles et alternatifs ?

Ça dure depuis longtemps, puisque j’ai commencé à investiguer cette “contre-culture futuriste” à la fin des années 70, en gros lorsque Timothy Leary sortait sa théorie des huit circuits, que Wilson et Shea écrivaient Illuminatus, etc.

Ok, mais comment en es-tu venu à t’intéresser a cette “contre-culture futuriste” ? Était-ce au travers de la littérature fantastique ou de science-fiction, du rock psychédélique, des premières expérimentations proto-robotiques de Kraftwerk ? Quelles furent les causes des premiers émois contre-culturels du jeune Remi Sussan ?

J’ai toujours adoré la science-fiction. Dans les années 70, j’étais plutôt dans les philosophies orientales, le Grateful Dead, et tutti quanti. On opposait beaucoup, à l’époque, les cosmonautes au crâne ras, et les hippies chevelus. Pour moi, ils étaient les deux faces d’une même entreprise enthousiaste d’exploration des espaces internes et externes. Je n’étais pas le seul à le penser, puisque tout le rock psychédélique que j’écoutais alors était truffé de références au voyage spatial (8 Miles High des Byrds ou cet excellent album du Jefferson Starship, Blows Against the Empire – et je ne parle pas de Pink Floyd, je déteste les Floyds).
Je suis tombé sur l’une des rares expositions de la théorie des 8 circuits de Leary en français, je ne sais plus où. La chose était tellement nouvelle, tellement bizarre ; le vocabulaire utilisé était si étranger à ce que j’avais lu jusqu’ici que ça m’a immédiatement fasciné. C’était d’autant plus étonnant que j’avais lu la politique de l’extase du même auteur, et que ça ne m’avait guère emballé.

Ton livre est sous-titré “contre-culture, cyberculture et culture du chaos”. Peux-tu revenir pour les lecteurs de La Spirale qui n’auraient pas suivi sur les liens qui unissent la contre-culture à la cyberculture et nous expliquer ce que tu entends par “culture du chaos” ?

Les liens qui unissent la contre-culture et la cyberculture sont multiples : tout d’abord, une bonne part des idées des années 60 venaient de conceptions très scientifiques, comme la cybernétique, la physique quantique… Ce n’est que plus tard que la contre-culture est devenue plus “passéiste”. De fait, bon nombre des acteurs de la cyberculture des années 90 étaient présents à l’époque du mouvement hippie. Tout le monde connaît le passé hippie de Steve Jobs, mais sa participation n’a en fait été qu’anecdotique. Bien plus important a été le rôle joué par Timothy Leary, Stewart Brand ou John Perry Barlow.
La “culture du chaos” est, selon moi, la dernière incarnation de cette “contre-culture technologique”. Elle part du principe que le monde est beaucoup plus complexe, plus aléatoire, plus imprévisible qu’on ne l’a jamais imaginé. Cela implique un nouveau type d’individu, beaucoup plus “léger”, c’est-à-dire débarrassé de bon nombre de certitudes et de présupposés, susceptible d’évaluer rapidement les modèles du monde et d’en changer.

Quel a été selon toi l’impact de la contre-culture des 60’s et des 70’s sur la culture de masse occidentale ?

Je pense qu’il est énorme, et bon nombre de nostalgiques ronchons ne cessent de s’en plaindre (quoiqu’ils préfèrent critiquer la “pensée 68″, alors que Mai 68 ne fut qu’une version locale d’un vaste mouvement international). Tout, dans notre habillement, nos distractions, notre sexualité, a été marqué par cette époque. En gros, tout ce qui concerne la sphère privée. Maintenant, les grosses institutions, l’armée, l’état, l’entreprise, l’école, comme toutes les organisations reposant sur les réflexes archaïques de dominance et de soumission, ont évolué beaucoup moins vite. Malgré le réactionnarisme ambiant (qui touche tant la gauche que la droite), je reste convaincu que l’influence du mouvement des années 60 va persister.

Penses-tu comme Richard Metzger et Douglas Rushkoff que la contre-culture n’existe plus parce qu’elle a gagné ? N’aurait-elle pas au contraire perdu la bataille en se faisant définitivement assimiler par le système ?

L’ambiguïté, la fin du manichéisme, me paraît être une caractéristique fondamentale de la complexité. Rushkoff et Metzger ont raison, à mon avis. Ce faisant, ils rétablissent la vieille notion “d’avant-garde” qui avait été un peu vite discréditée. Quel autre but pour l’underground que devenir un jour “mainstream”, même si cela a pour corollaire une certaine déformation, la perte d’une certaine pureté ? Le but n’est-il pas de changer les choses, au lieu de rester dans un splendide isolement ? Alan Watts disait que le zen pénètrerait en Occident en infusant, lentement, comme le thé. C’est pareil pour les thèses de la contre-culture. Elles influencent doucement, discrètement, en devenant de plus en plus acceptables, souvent par l’intermédiaire de medias très populaires (rock, bande dessinée, etc.) qui passent inaperçus des gardiens du Temple de la Culture. Elles se propagent à l’aide de “media virus”, dirait Rushkoff.

Le rêve du Grand soir dans lequel toutes les valeurs se trouvent brusquement transformées me paraît largement dépassé. Les choses évoluent lentement, subtilement, et c’est tout aussi bien comme ça.

Les technologies de contrôle et de surveillance n’ont jamais été aussi élaborées qu’elles le sont actuellement. Peut-on réellement dire que nous sommes entrés dans l’ère du chaos ? Ne s’agit-il pas d’une énième tentative de manipulation, comme le dénoncent certains théoriciens de la conspiration ?

Je crois que l’intérêt de la complexité et de l’imprévisibilité qu’elle génère est qu’elle n’est pas dépendante d’une idéologie. Dans un monde complexe, toute action aura des conséquences inattendues. Il y a un dicton discordien que j’aime bien : “imposition de l’ordre = escalade du chaos”. Chaque tentative de surveillance, de manipulation crée des failles, des désordres nouveaux. Je ne serais pas surpris qu’une transparence absolue débouche sur un chaos total.

Les marges contemporaines regorgent aujourd’hui d’individus qui se définissent comme post-humains, transhumains, mutants ou vampires (pour ne citer que ces quatre exemples). Quelles sont à ton avis les causes de ces nouvelles quêtes identitaires ?

On dit souvent que la mondialisation, notre époque moderne, tend à uniformiser les comportements et les individus. L’existence de ces identités variées nous montre que la chose est bien plus complexe que cela. C’est vrai que l’uniformisation a lieu sur un certain plan, on consomme tous à peu près la même chose, nous possédons tous une vision globale du monde, basée sur la science (et c’est vrai aussi de ceux qui s’obstinent à nier la valeur de cette dernière), du moins en Occident. Mais à un niveau supérieur, en “surcouche”, nous élaborons de nouvelles cultures, “virtuelles”, ce qui relance le processus de différentiation.

Au-delà de la “contre-culture”, de la “cyberculture”, “l’autoculture” sera peut-être la grande affaire du prochain siècle. L’individu va chercher à se redéfinir lui-même, à se recréer. À terme, il possédera sa propre religion, sa propre éthique, sa propre tradition culinaire…

On assiste depuis les années 50 et 60 à un grand retour de l’ésotérisme, de la magie et des spiritualités non conventionnelles. À quoi attribues-tu ce regain d’intérêt pour les pratiques et les disciplines occultes ?

En fait, la situation est plus compliquée que cela, chaque époque a connu son regain, qui à chaque fois a surpris le grand public car ses manifestations étaient toujours nouvelles, ce qui empêchait de constater qu’on se trouvait, en fait, face à une continuité. Regarde le 18ème siècle, celui des lumières et de la raison triomphante : c’est celui du comte Cagliostro, des baquets de Mesmer, des opérations magiques de Jacques Cazotte et Martinez de Pasqually ; sans parler des illuminés de Bavière, dont on a jamais su au juste si la lumière qui les éclairait était celle de la divinité ou celle de la raison. Le XIX siècle, celui du rationalisme ? C’est aussi celui d’Eliphas Levi, du spiritisme, de la Golden Dawn ou de la société théosophique. Le fait est que l’ésotérisme a toujours joué un rôle considérable dans les mentalités occidentales, mais celui-ci a toujours été discret, occulte justement !

En revanche, il y a quelque chose de nouveau aujourd’hui : une frange de l’occultisme a effectué un renversement épistémologique complet et ça c’est intéressant. Les nouveaux occultistes, ceux issus de la chaos magick, les discordiens, etc. reconnaissent et revendiquent le caractère fictionnel, fantaisiste de leur idées et de leur pratique. Du coup, l’occultisme devient le terrain d’expérimentation de l’imagination la plus bridée.

Toute l’histoire de l’ésotérisme est truffée de faux et usage de faux, de canulars, de mensonges. Pour exemple le Corpus Hermeticum, les manifestes rose-croix, les messages des “mahatmas”, les manuscrits falsifiés à l’origine de la Golden Dawn… Sans parler de Carlos Castaneda ! Mais jusqu’ici cela restait le sale petit secret de la famille, dénoncé par les sceptiques mais pudiquement ignoré par les “adeptes”. Aujourd’hui, les nouveaux magiciens revendiquent ouvertement leur recours à la fiction ; ils nient l’existence d’une “philosophia perennis”, dogme fondamental de leurs prédécesseurs et affirment leur modernité, voir leur complet mépris de l’histoire. La magie devient, selon les mots d’Alan Moore : « Le trafic entre ce qui est et ce qui n’est pas. » On invoque Cthuluh, Bugs Bunny, Mr Spock ou les divinités d’un jeu vidéo comme Morrowind. Le magicien contemporain, ne croit plus, il affecte de croire, il expérimente sur la croyance.

Naturellement, le bon vieil occultisme continue sa route, avec le new age (la énième réincarnation de la théosophie) ou le traditionalisme réactionnaire d’un Guénon ou d’un Evola, très prisé en France. Ce n’est pourtant pas là, à mon avis, que les choses les plus intéressantes se passent.

Parmi les différents courants de pensée cités dans ce livre, lesquels te semblent véritablement porteurs des germes d’une nouvelle forme d’humanité ?

Les mouvements présentés dans le bouquin sont surtout des “monstres prometteurs”, des mutations intéressantes qui annoncent les changements à venir, sans pour autant en faire partie. En revanche, je pense que ces groupements sont riches d’enseignements parce qu’ils élaborent, chacun à leur manière, les principes fondamentaux qui gouverneront les cultures de demain, et peut-être les nouvelles formes d’humanité. Chacune de ces tendances a apporté une nouvelle pierre au moulin. Les psychédélistes, les hippies nous ont fait comprendre que la perception de la réalité dépend avant tout de la structure de notre cerveau. Les adeptes de la cyberculture nous ont montré de leur côté que l’altération de cette dernière pouvait être obtenue par la création de nouvelles interfaces, par le contrôle de l’écran, comme dirait Leary. Les transhumanistes, eux, nous apprennent à penser l’intelligence sur le long terme, à travers une multitude de formes possibles, loin de tout chauvinisme anthropomorphique ou même biologique. Quant aux magiciens chaotiques, ils expriment très bien la nécessité, dans un monde hypercomplexe, de recourir à l’absurde, à l’imaginaire, à l’aléatoire pour briser les certitudes trop bien établies. Toutes ces idées sont intéressantes, appelées pour moi à un véritable avenir.

Maintenant les courants qui les portent ont aussi leurs limites et une bonne part de naïveté. Franchement, je doute que les drogues psychédéliques nous fassent réellement pénétrer dans d’autres dimensions, nous mettent en contact avec des elfes, etc. Nous savons que le web n’a pas suffi à changer le monde, qu’il y a une vie au delà de l’écran. La croyance des transhumanistes en la cryonie, en des concepts comme la Singularité, les décrédibilise fortement. Et personne, j’en suis sûr, n’a jamais fait tomber la pluie en se concentrant sur un “sigil”…

Les médias et les intellectuels branchés reviennent régulièrement sur cette idée de post-humanité. Et pourtant, qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement des générations qui nous ont précédées ? En quoi l’être humain de ce début de vingt-et-unième siècle est-il vraiment différent et plus évolué que nos précurseurs des siècles passés ?

Je pense qu’il y a plusieurs facteurs. Tout d’abord, pour la première fois l’homme est “plus grand que la terre” : nous réalisons enfin que notre planète est un “vaisseau spatial” comme disait Fuller. Cette découverte peut nous convertir à un écologisme extrême, passéiste, ou au contraire nous pousser à quitter cette enclave pour envahir l’univers. Dans les deux cas, le résultat est le même : la terre est devenue, petite, limitée, fragile : sa survie, son destin, dépend de nous et de nous seuls. Ensuite, il y a le problème de la mort. Pour la première fois notre compréhension de la biologie nous permet de la considérer comme un problème d’ingénierie qui peut être résolu avec de l’astuce et de l’huile de coude. Cela ne signifie pas que l’immortalité soit pour demain, ou même qu’elle sera jamais possible. Mais nous entrons dans le temps où elle peut être envisagée. Ce changement de perspective est fondamental et transforme intégralement notre réflexion sur la condition humaine.

Enfin, il y a cette “accélération accélérante”. Jusqu’ici, des générations entières vivaient sans connaître le “choc du futur”, le changement radical de leur mode de vie et de leur conception du monde. Aujourd’hui, notre génération a connu plusieurs de ces “chocs” et nos enfants en subiront plus encore. Héraclite le remarquait bien sûr déjà, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, mais aujourd’hui, il s’agirait plutôt d’un torrent tumultueux ! Nous vivons dans un environnement infiniment plus liquide, plus instable que ne l’ont connu les époques précédentes.

En quoi cela changerait-il notre condition humaine pour en faire une condition post-humaine ? On ne peut que reconnaître l’existence de cette “accélération accélérante” dont tu parles, mais jusque-là, il ne s’agit que de nouvelles conditions sociétales et environnementales auxquelles nous devons nous adapter, pas de changements profonds dans ce qui constitue l’humain… L’immense majorité de nos contemporains me semblent toujours aussi motivés par leur cupidité, leur ego ou un besoin irrépressible de se reproduire.

L’une des idées lancées par Marshall McLuhan -à laquelle je souscris complètement- est que ce sont précisément les conditions environnementales, la culture matérielle et technologique qui déterminent pour une bonne part la structure de notre système nerveux. Maintenant, comme je le dis dans l’intro, la notion de “posthumain” peut être mise en question, tant que le mot humain n’est pas défini. Une chose est sûre, certaines caractéristiques de ce qu’on considère comme la “condition humaine” se trouvent abolies par cette accélération accélérante, notamment la stabilité de nos perceptions et de notre identité elle-même.

Un autre point sur lequel je voudrais insister, c’est que cette notion de “posthumanité” n’est en rien une position morale. Il ne s’agit pas de rêver à des surhommes, ou à des saints. Simplement de mettre l’accent sur le caractère profondément fluide de notre constitution. Prends la “cupidité”, par exemple. La cupidité qui pousse à avoir plus de femmes, de terres, de bétail, est-elle du même ordre que la cupidité qui nous fait désirer un ensemble symbolique de signes extérieurs de richesse et de position sociale ? La première est l’expression d’un simple désir de gratification animale. La seconde en est une version hautement abstraite, et parfois franchement mathématique. Elles ont une racine commune, c’est sûr. Peut-on réduire totalement l’une à l’autre ?

Le remplacement des gènes par les “memes” en est un autre exemple. Dans le temps, un homme pouvait mesurer son succès par le nombre de ses descendants. Aujourd’hui, le pouvoir se mesure d’une manière bien différente, par la façon dont on impose ses “memes”, ses idées…

Quant à l’ego, de nombreux penseurs -dont McLuhan, encore lui- pensent que sa perception et sa structure diffèrent largement selon les civilisations.

Certains considèrent que la fusion progressive de l’homme et de la machine suffit à faire de nous des cyborgs. Pourtant, suffit-il de greffer un pacemaker a une grand-mère et un grand-père pour en faire des post-humains, lesquels resteront potentiellement scotchés dix heures par jour devant le Juste Prix et les retransmissions quotidiennes en direct du château de la Starac’ ?

Mais voila un système parfaitement posthumain ! Et plus encore à cause de la télé que grâce au pacemaker ! Le “couch potatoe” est sans aucun doute un nouveau type d’être humain. Même sa physiologie est certainement différente de celle du chasseur cueilleur du paléolithique. De surcroît, je suis convaincu que la télévision a apporté plus de modifications positives dans notre comportement qu’on veut l’admettre. Je suis personnellement très indulgent pour des phénomènes comme la Starac’. J’attends la preuve que les générations qui ont vécu sans télé ni reality shows étaient plus lucides, plus savantes, plus démocrates, plus pacifiques que les nôtres. Un simple coup d’oeil à un livre d’histoire suffit à montrer que ce n’est pas le cas. Et si la Starac’ est le prix à payer pour l’Internet, la mécanique quantique, la liberté d’expression, la musique de Jon Hassel ou l’égalité entre hommes et femmes, moi je dis : « Hourra pour Jennifer ! »

Puisque nous en sommes à parler de post-humanité, où trouve-t-on les origines de ce concept de transformation de l’espèce ? L’introduction de ton livre mentionne à juste titre le surhomme communiste rêvé par les Soviétiques et son pendant aryen chez les Nazis…

L’idée d’une transcendance de l’humain est très ancienne. Henri Michaux définissait l’hindouisme comme la plus prométhéenne des religions, et il est certain que le vers du Rig Veda : « Nous avons bu le soma, nous sommes devenus des dieux » est l’une des premières, sinon la première proclamation posthumaine de l’histoire. Sinon, je pense que le mouvement alchimique (en Chine comme en Occident) réunit tous les éléments d’une philosophie du dépassement de l’humain par des voies technologiques, sans oublier leur rêve d’immortalité physique. Dans des temps plus récents, j’aimerais citer Olaf Stapledon, que je n’ai malheureusement pas eu la place de traiter comme il le méritait dans mon livre.

Quant aux nazis ou aux communistes, ils ont développé des versions pathologiques de l’idée, et la possibilité de telles déviances doit rester dans les mémoires comme un avertissement. Mais on ne saurait, comme le font certains, limiter la description d’un concept à sa pathologie.

Finalement, quitte à agiter les vieux démons et raviver le fantôme de Terminator, la seule vraie forme de post-humanité ne serait-elle pas à chercher du côté de l’intelligence artificielle, dans des créations humaines qui pourraient être appelé à nous remplacer ?

Franchement, je ne le crois pas. Pas parce que je pense l’intelligence artificielle impossible, pas du tout. Mais il me semble évident que depuis la conférence de Dartmouth en 1956, qui vit la naissance du domaine, nous n’avons pas tellement avancé. Apparemment, nous n’avons pas encore bien compris la nature de l’intelligence.

Ensuite même si nous créons une intelligence artificielle (et cela viendra), il faudrait que ses besoins la fasse entrer en compétition avec nous, qu’elle lutte pour la maîtrise de notre niche écologique. Pourquoi serait-ce le cas ? Elle n’a pas besoin de nourriture, d’espace vital, ni même d’eau ou d’oxygène. Au pire, je crois que cette intelligence supérieure s’en irait dans l’espace et nous foutrait la paix.

Ce qui est excitant dans l’IA ? C’est peut-être justement que nous allons développer des intelligences Totalement Autres. De véritables aliens, vivant dans un milieu étranger, peut-être entièrement digital, avec des besoins, une structure mentale complètement différents… La taille de l’univers et la vitesse de la lumière étant ce qu’elles sont, il ne sera peut-être jamais possible de discuter avec de véritables extraterrestres. Alors la perspective de pouvoir communiquer avec des entités “faites maison”, voire aller jusqu’à développer avec elles une relation symbiotique, me parait une perspective tout à fait excitante, beaucoup plus intéressante à envisager que les spéculations ultra-pessimistes sur notre obsolescence finale, ou naïvement optimistes sur l’IA-papa noël, chantée par certains extropiens…

Comme tout observateur qui se respecte, tu évites de livrer des pronostics en conclusion de ton livre. J’apprécierais pourtant que tu te livres, pour conclure cette interview, à un petit exercice de prospective en nous parlant des évolutions technologiques, sociales et culturelles que tu pressens pour les vingt ou trente années qui vont suivre…

C’est effectivement très difficile ! On ne peut s’empêcher, lorsqu’on se livre à ce genre d’exercice, de penser à la prédiction des experts qui affirmaient qu’une dizaine d’ordinateurs (de la puissance d’une petite calculette d’aujourd’hui) suffirait à couvrir la surface des Etats-Unis… Tout d’abord, je ne crois pas en une “fin de l’histoire”, optimiste ou pessimiste. Certains extropiens pensent que nous nous dirigeons vers la “singularité” un moment au cours duquel l’accélération accélérante du progrès technologique nous précipitera brutalement dans un ailleurs posthumain, sur lequel nous ne pouvons pas dire grand chose. Je n’y crois guère. Pour moi, l’histoire va continuer, mais il va falloir s’habituer à cet environnement extrêmement fluctuant.

Il est probable que notre capacité d’action sur le cerveau va aller en en s’accroissant. Évidemment, cela fait un peu peur, on pense tout de suite à Big Brother et aux applications du neuromarketing, mais cela peut aussi impliquer un pouvoir accru de l’individu. Il y aura certainement des conflits dans ce domaine.

Jusqu’ici, les “drogues” ont toujours eu une action très globale, peu contrôlable ; parfois, leur véritable effet reste incertain, comme les fameuses “smart drugs”. Mais on devrait bientôt réduire cette imprécision. À ces solutions chimiques, on peut ajouter la connexion directe entre le cerveau et la machine, ainsi qu’une réalité virtuelle très sophistiquée. Imagine pouvoir redéfinir complètement ta personnalité par un cocktail de drogues… tu vivras ensuite ta nouvelle identité dans un environnement ad hoc, peut-être totalement différent de notre milieu terrestre.

Évidemment, dans ces conditions, la définition du moi, déjà fortement mise à mal ces derniers temps par les médias électroniques, devrait devenir plus floue, encore plus imprécise. Non seulement nous serons en mesure de nous autocréer, mais nous pouvons aussi chercher à devenir légion, à adopter des personnalités multiples. Dans son fascinant livre Aristoï, l’écrivain de science-fiction Walter Jon Williams imagine que les humains du futur seront capables de vivre en contact avec des “personnalités artificielles”, en fait des portions de notre propre conscience possédant une certaine autonomie et amplifiées par des banques de données et des algorithmes d’intelligence artificielle implantés dans le cerveau. C’est une vision de la dissolution de notre identité encore plus fascinante que celle offerte par un moi perpétuellement changeant.

C’est aussi l’aboutissement des pratiques des magiciens du chaos, qui fabriquent des “esprits familiers” des “serviteurs” à partir de leur propre inconscient. Ceux qu’ils font aujourd’hui au niveau de la métaphore, du jeu, pourrait devenir bien plus réel. Peut-être que les aliens de demain existeront, non pas sous la forme de purs programmes informatiques, mais comme des hybrides reposant pour une bonne part sur les ressources de notre cerveau. Dans tous les cas, je ne sais pas si on parlera de “posthumanité” au cas où de telles choses se produisaient, mais notre conception de la psychologie, de la société, de la culture risque de s’en trouver profondément altérée.

Billet initialement publié sur La Spirale – illustrations rogimmi (une) ; v e. ; hctr ; Sick Sad M!kE ; FILEXMASTER ; the BCth ; Paolo Margari

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