Vieille presse, injecte-toi le sang neuf des blogs!

Le 30 mai 2010

S'appuyant sur le meilleur de la blogosphère, le Huffington Post est à deux doigts de dépasser le New York Times. Un modèle de développement dont la presse traditionnelle devrait s'inspirer.

Ami blogueur, tu te sens comme une pauvre particule de plancton flottant anonymement dans un océan informationnel en perpétuelle expansion et tu postes tes billets un peu comme on jetterait une bouteille à la mer ? Ami TwitterJunkie, tu uses tes jours et tes nuits à gazouiller de la news en 140 signes pour être à l’avant-garde de l’avant-garde de la révolution journalistique et numérique… et puis un jour tu te demandes : à quoi rime tout cela ? Ce déluge de mots qui s’écoule comme le temps qui passe sur le sablier de ta “timeline”… Mais voilà une nouvelle venue d’outre-Atlantique qui aura peut-être pour effet de réinjecter un petit shoot de dopamine dans tes neurones fatigués et de te redonner un peu d’enthousiasme devant le clavier :
Lancé il y a seulement cinq ans, le HuffingtonPost a fait le pari de s’appuyer sur le meilleur de la blogosphère américaine plutôt que sur une rédaction de journalistes professionnels : il talonne désormais sur Internet le New York Times avec 12,3 millions de visiteurs uniques aux États-Unis contre 13,1 millions pour la “vieille dame grise” (bientôt 160 ans au compteur) ! C’est l’institut Comscore qui a récemment publié ces chiffres pour le mois de mars. Le site fondé par la journaliste politique américaine Ariana Huffington et son confrère Ken Lerer avait déjà coiffé au poteau ce bon vieux Washington Post en fin d’année dernière, et devance largement le grand Wall Street Journal comme le montre le graphique ci-dessous :

Et en fin de semaine dernière, le même institut Comscore a publié de nouveaux chiffres confirmant la percée du Huffington Post, cette fois au niveau mondial : en avril dernier, le HuffPo (comme l’appelle ses fans) comptait plus de 22 millions de visiteurs uniques sur les 25 premiers marchés Internet, derrière AOL News (31 millions) et CNN.com (43 millions)…mais devant TOUS les autres sites des grands quotidiens américains. Wow ! Il s’est passé quelque chose en matière de presse sur la planète online.

Un pure player comptant à peine une cinquantaine de salariés et mixant news, journalisme d’investigation et  billets de blogs de personnalités des médias, de la politique, du business et du showbiz (Norman Mailer, John Cusack, Bill Maher… voir ce blogger index) tutoie désormais sur Internet les quotidiens les plus prestigieux de la presse américaine qui emploient encore pour leur part des centaines de journalistes professionnels. Un véritable événement. Comme le rappelait récemment ma consÅ“ur Capucine Cousin dans ce papier de 20Minutes.fr , le Huffington Post est désormais pris au sérieux par la grande presse : il a gagné deux années de suite les Webby Awards dans la catégorie blog politique. Et il compte 19 rubriques alimentées par des milliers de sources. Son secret ? Le HuffPo est divertissant, bourré d’infos people et insolites, il affiche des gros titres et plein de photos qui pètent sur sa home-page… mais surtout IL EST GRATUIT, car intégralement financé par la publicité.

Bientôt le plus gros site d’info au monde ?

Et voilà ce qu’ Henry Blodget, l’ancien analyste gourou de la bulle Internet reconverti chez Business Insider, dit de cette  success-story : “D’ici cinq ans, le Huffington Post aura certainement dépassé les quelques sites qui restent hors de sa portée. Une fois au-dessus des CNN et autres New York Times, le HuffPo sera devenu le plus gros site d’info au monde”.

Blodget sort sa calculette : le site a enregistré 15 millions de dollars de recettes publicitaires et il devrait doubler ses revenus cette année à 30 millions de dollars… puis faire rebelote l’année suivante à 60 millions. D’ici cinq ans, le HuffPo “arrivera rapidement au-delà des 100 millions de dollars par an”, s’enflamme le fameux rouquin qui nous prédisait des arbres qui montent jusqu’au ciel en l’an 2000. Les grands annonceurs comme American Express, IBM, Microsoft ou Ford se bousculent tous au portillon… Et même si à 100 millions de dollars de chiffre d’affaires le Huffington Post restera encore  loin du milliard de dollars de revenus qu’affiche aujourd’hui le New York Times, pour Blodget le premier a le vent de l’histoire dans le dos quand le second est sur le déclin : “À la fin de l’année, le Huffington Post sera plus gros que le NYT en termes de trafic (…)” et “il n’est pas déraisonnable de penser que dans le futur il le dépassera en termes de revenus”, affirme l’ancien analyste de Merrill Lynch. L’intégralité de sa démonstration enthousiaste est ici en anglais sur le site de Business Insider. Et ici en français car mes amis d’OWNI ont eu la bonne idée de bien vouloir traduire pour tout le monde.
Évidemment, j’entends déjà certains de mes confrères journalistes pester sur le thème le “HuffPo et les blogs ce n’est pas du journalisme!” (je reprends la phrase de Blodget puisque j’entends strictement la même chose au bureau). Ah bon. Moi j’en trouve des infos et des scoops sur ce site. Et aussi des billets d’analyses passionnants et décapants que l’on ne lira jamais dans la presse traditionnelle où les éditorialistes sont trop occupés à se regarder écrire ou à faire plaisir aux grands de ce monde en écrivant. Allez donc faire un tour sur le Huffington Post, mais aussi sur d’autres sites faisant appel à des blogueurs, qu’ils soient journalistes ou non, comme Gawker, le Druge Report et plus, près de nous OWNI ou Slate.fr. Et jugez par vous mêmes.

La blogosphère est bien vivante

Non bloguer, tweeter, micro-bloguer… tout cela n’est peut-être pas vain. La blogosphère - que certains oiseaux de mauvais augure disaient moribonde au prétexte que les djeun’s lui préféraient Facebook – est bel et bien vivante. Et bien que blogueurs et journalistes se regardent toujours en chiens de faïence (à chacun ses torts : défiance et frustration d’auteur contre corporatisme et mépris), cette galaxie de journaux numériques à la première personne est peut-être, bien plus que l’iPad d’Apple, un début de réponse à la crise qui dévaste la vieille presse de Gutenberg incapable de s’adapter à l’ère numérique. Car le contenu est plus important que le contenant, le message l’emporte toujours sur le medium nous dirait ce bon vieux Mc Luhan. Le journalisme est certes un métier qui s’apprend. Un peu à l’école, et bien plus sur le terrain. Pour bien répondre aux 5 “W” (Qui, Quoi, Où, Quand, Comment) et même 6 “W” (avec le Pourquoi), il faut en pisser de la copie, suer sang et eau devant son clavier pendant quelques années. Ce n’est pas moi et mes 20 ans de carte de presse qui vous diront le contraire. Mais chers confrères ouvrez les yeux, réveillez vous : le vieux monde du papier qui nous a fait journalistes est en train de s’écrouler et menace d’être balayé par le grand déluge numérique. Partout dans le monde les quotidiens perdent des lecteurs et des recettes publicitaires au rythme d’une hémorragie mortelle qu’aucun garrot n’a pu encore juguler. De grands journaux centenaires disparaissent aux Etats-Unis (voir la liste sur ce site baptisé Newspaper Death Watch). Et plus près de nous, des quotidiens nationaux français se vendent pour une bouchée de pain : La Tribune pour 1 euro symbolique à sa directrice générale Valérie Decamp qui va tenter une énième relance acrobatique, Le Monde autour duquel tournent une foule de candidats (Claude Perdriel, le triumvirat Bergé-Pigasse-Niel, l’espagnol Prisa, l’italien L’Espresso, le suisse Ringier…) qui salivent tous à l’idée de s’offrir le plus grand quotidien français et ses 400 millions de chiffre d’affaires pour 60 millions d’euros seulement…

Ouvrir grand les fenêtres des salles de rédaction

Alors il faut ouvrir grand les fenêtres de nos journaux, aérer les salles de rédaction qui sentent de plus en plus la peur et parfois le rance d’une profession tétanisée, repliée sur elle-même. Non les blogueurs sont rarement des journalistes comme l’auteur de ces lignes. Mais les blogueurs sont des citoyens représentant toutes les couches de la société (enfin plutôt CSP +), venant de tous les horizons professionnels, culturels, politiques…Les blogueurs ressemblent à nos lecteurs quoi ! Alors pourquoi se priver d’un tel renfort pour plaire à nos lecteurs, “écrire pour être lu” comme on dit au CFJ ? Les ramener un peu vers le papier et surtout sur nos sites internet dont l’audience y gagnerait à voir la courbe du Huffington Post. L’alternative suivante est désormais posée aux “grands” journaux qui le sont de moins en moins.

- Rester fidèle au journalisme de papa, bien au chaud entre soi en écoutant l’orchestre sur le Titanic en train de couler.
- Ou bien faire monter à bord du sang neuf, d’autres talents et d’autres regards sur l’actualité pour colmater les brèches et nous aider à pomper l’eau qui menace de nous envoyer par le fond.

N’ayez crainte, le journalisme est un métier, le commandant de bord sera toujours un grand professionnel reconnu par ses pairs et l’équipage du navire restera composé de cartes de presse. Mais les marins auxiliaires et autogérés que sont les blogueurs ne seront pas de trop pour nous aider à traverser la tempête numérique qui souffle sur la vieille presse. Car contrairement à la plupart des journalistes en poste, ils viennent tous du monde de l’internet et ils connaissent mieux ces eaux digitales que la plupart d’entre nous élevés au rythme des bouclages à l’ancienne et des “A la” des ouvriers du Livre. Et dans leurs rangs, il y a une minorité de passionnés de l’actualité qui un peu comme nous, ont appris à chercher et à trier l’information, à la hiérarchiser, à la recouper, pour ensuite raconter une histoire ou donner leur point de vue sur l’Histoire en train de se faire.

Sortir de “l’économie de la gratitude”

Ceux là bien sûr, il faudra bien accepter de les payer décemment un jour ou l’autre. Car aujourd’hui, quand un journal fait appel à un blogueur, c’est encore et toujours dans le cadre d’un échange basé sur “l’économie de la gratitude” comme l’a bien expliqué le blogueur Vogelsong : tu signes de beaux billets sur mon site et en retour je te paie en audience et en notoriété. Point barre. C’est ce qui s’appelle un accord win-fuck, là où l’on devrait être dans le win-win pour que tout le monde soit content. À commencer par le lecteur qui devrait nous faire vivre par sa fidélité et son nombre, en payant pour lire et/ou en attirant avec lui les annonceurs publicitaires.

Vous doutez encore du professionnalisme des blogueurs ? Olivier, un ami lecteur fidèle de mon blog, qui vient lui même d’ouvrir le sien ["Le blog du communicant 2.0"], m’a envoyé cette étude du Project for Excellence in Journalism (PEJ) intitulée “New media, old media” comparant la manière dont les blogs et les médias sociaux couvrent l’actualité par rapport à la presse traditionnelle, pour ne pas dire la vieille presse. Et bien selon les chercheurs de ce département du fameux Pew Research Center, ils la couvriraient plutôt bien… voire parfois mieux que certains journaux que l’on trouve encore en kiosques à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires de l’autre côté de l’Atlantique.
“Si la plupart des articles apportant une information originale sont produits par des journalistes professionnels, la technologie ont permis à un nombre croissant de citoyens de participer à la couverture de l’actualité”, explique en substance les auteurs de l’étude. Les blogs, mais aussi Twitter ou le site de vidéos YouTube alliés à la miniaturisation des appareils photos et des caméras embarqués dans les smartphones permettent aujourd’hui à n’importe qui de publier une info et des images allant de l’actualité de quartier au secret d’État (le site Wikileaks dont j’ai déjà parlé s’en ait fait une spécialité).
Et si l’on en croit les chercheurs du PEJ, les blogueurs sont plus ouverts sur l’actualité politique et les évènements internationaux que les journalistes de la presse traditionnels. Ils sont même beaucoup plus calés (Geek Power !) pour les sujets technologiques que ces derniers. En revanche, ils s’intéressent moins à l’économie ou aux questions de santé et de médecine comme le montre le tableau ci-dessous.

Cette saine curiosité, quand elle s’accompagne d’un vrai talent d’analyse et de plume, devrait inciter les journaux à courtiser les blogueurs pour qu’ils signent régulièrement sur leurs sites. Aux États-Unis, le NYT et le Washington Post l’ont bien compris : ils recrutent maintenant à tour de bras des blogueurs salariés comme tel pour faire face à la concurrence du Huffington Post notamment. En France, c’est encore la préhistoire de cette collaboration. Certains journaux comme Le Figaro et Le Monde ont une vraie politique d’agrégation de blogs. Mais les auteurs payés se comptent sur le bout des doigts. Et quand ils sont payés c’est avec un lance-pierre. Dans d’autres titres, les blogueurs sont essentiellement des journalistes…qui ont encore trop tendance à faire du pur journalisme (infos exclusives, éditos…) et n’y mettent pas forcément le ton et le regard personnels que demande l’exercice. Enfin, il y a encore des journaux où il n’y a pas de blogueurs du tout.
Mais les temps changent. Et il suffirait qu’un véritable Huffington Post à la française pointe son nez sur le web français pour secouer le cocotier de la vieille presse. Justement, mon petit doigt me dit qu’un projet en ce sens est en train de se monter autour de quelques journalistes et/ou blogueurs expérimentés. Tous de grands connaisseurs du monde de la presse… et de l’internet. Je vous en reparlerai.

Billet initialement publié sur Mon Ecran radar sous le titre “La blogosphère au secours de la vieille presse ?” ; Image Flickr CC otisarchives3

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