Le web est mort, vive la quiche lorraine

Le 21 octobre 2010

Il n'y a pas si longtemps, passer sa vie sur Internet était une tare. Puis, selon Titiou Lecoq, c'est devenu une revendication. Aujourd'hui, elle s'inquiète du dévoiement de la culture web, propulsée dans le grand public.

Depuis quelque temps, on assiste pour mon plus grand bonheur à un retour en grâce des Gifs animés. Comme si l’internet éprouvait le besoin de revenir à ses fondamentaux, à ce qui l’a constitué culturellement – et ce, parce qu’il sent qu’il est en train de mourir. Le retour du gif, c’est le repli vers une valeur-refuge.

Le web est en crise, vive la quiche lorraine.

Comme me l’ont fait remarquer plusieurs commentateurs, je n’ai pas parlé de Cigar Guy. Je sais. J’ai fait exprès. J’ai sciemment décidé d’ignorer un mème plutôt coolos, de le laisser vivre sa vie loin de mon blog. Pourquoi? Parce que Yahoo et Morandini ont tué le web, ce qui, d’ailleurs, n’est pas leur faute mais seulement la suite d’un processus implacablement logique.

Je m’explique. 4 jours après son apparition sur notre petite planète, Cigar guy était en home de Yahoo News. On peut se dire que c’est über-cool, que c’était un mème rigolo et qu’il est miam bon de le partager avec un maximum de gens. On peut. En l’occurrence, ma première réaction n’a pas vraiment été de me féliciter de la démocratisation de la culture web mais plutôt de pousser un long cri d’horreur.  D’abord pour une raison très mochement pragmatique: si Yahoo en a parlé, je vais pas en parler. Si je l’avais fait, je sais, oui je sais à l’avance que des commentateurs m’auraient dit “oh, comme t’es trop à la masse, c’était sur Yahoo y’a deux heures”. Le seul cas où je parle d’un truc déjà sur-médiatisé, c’est si j’ai quelque chose d’autre à en dire. Dans ce cas, il n’est plus question d’être à la pointe, juste d’apporter une analyse perso du phénomène. (Or Cigar Guy, y’avait pas trop d’analyse à en faire. C’était juste un mème photo comme on en voit toutes les semaines, il ne marquait aucun changement, si ce n’est précisément, le fait qu’il ait été en home de Yahoo.

From URL to IRL

Mais cette histoire de Cigar Guy est arrivée la semaine d’une discussion avec Coach kant au web (humour philosophique permettant de souligner la haute tenue intellectuelle de mes échanges avec Coach). On parlait de bienbienbien. Coach me disait qu’il ne voulait plus écrire sur l’interweb, qu’en ce moment, il avait envie de se lancer dans des articles sur la quiche lorraine. Or, la quiche lorraine, c’est typiquement la vie IRL. Que s’est-il passé pour que Coach écrive sur la quiche lorraine, et accessoirement pour que BBB se suicide?

Sur bienbienbien, il y a eu plusieurs problèmes mais je vais me concentrer sur un seul. On ne savait plus de quoi parler. (Ouais, je dis “on” parce que ça explique aussi pourquoi j’ai arrêté de poster dessus). Pour parler web quand on a la réputation que le blog s’était faite, à savoir un genre de défricheur, il fallait être parmi les premiers sinon on encourrait les foudres d’un lectorat de plus en plus exigeant (un problème que j’ai moins ici puisque c’est un blog perso et que je peux aussi bien parler de mes problèmes de cheveux que de mèmes).

Sauf qu’avec Twitter and co, la vitesse de propagation d’une info s’est démultipliée. L’avantage de Twitter, c’est qu’il suffit de poster un lien vers, par exemple, Cigar Guy. Poster un tweet ça prend approximativement 40 secondes. Poster sur un blog, ça demande de rédiger, de faire un petit historique du mème en question, de rajouter quelques blagues. Si j’étais vulgaire, je dirais que c’est éditorialisé. Ca prend beaucoup plus que 40 secondes. Sans oublier que BBB, comme mon blog, ne sont pas monétisés. Ils rapportent pas une thune (chose dont personnellement je me félicite). Donc ça nécessite de travailler ailleurs pour gagner du sou. Donc d’avoir un temps assez limité à consacrer au blog.

(A l’inverse, les mecs de Buzzfeed sont payés. Ils n’ont donc que ça à faire. Pareil chez Yahoo, Lepost, 20minutes ou Morandini.)

Mais bref, j’ai commencé à me dire un truc absolument terrible (et totalement faux), attention, j’ai honte, j’ai pensé “c’était mieux avant”. Genre le web c’était mieux avant. C’était pas plus riche, plus inventif, plus drôle. Non. C’était mieux parce que c’était plus petit, plus lent et plus réduit.

A quoi vous pouvez me répondre:

2004_04_13_blogsmieux(Via Blup)

Et même:

h-20-1750012-1255978919(Via Le Post)

Il y a une part de snobisme évidente dans mes regrets (y a un truc qu’on peut pas me retirer c’est la lucidité). Le snobisme d’avoir eu le sentiment d’appartenir à un petit groupe avec ses propres codes, un groupe auto-suffisant où l’on ricanait des mêmes trucs, entre nous, avec la conviction que très peu de gens pouvaient comprendre la forme et le fond de ce qu’on disait. Ceci étant, tout n’est pas perdu, ma mère m’a dit l’autre jour qu’elle entravait rien à mon blog.

Ok.

Mais le snobisme ne suffit pas à expliquer le fond de mon impression. Il faudrait décrire la caractéristique de ce snobisme. C’était le snobisme des asociaux. Parce qu’à une époque pas si lointaine, être sur Internet, c’était ringard. C’était honteux. Alors que le snobisme naît généralement d’un sentiment de supériorité, là, il partait plutôt de l’inverse, l’impression d’être entre losers.

On était entre gens qui trouvaient que la vie et les gens étaient plus beaux sur internet. Parce qu’on ne parvenait pas à mimer les codes sociaux IRL, ou parce qu’on en avait précisément assez de n’être que dans du mime. Parce qu’à ce moment-là, les gens qui étaient sur Internet passaient leurs soirées chez eux, et qu’à la télé, ils avaient rajouté un deuxième écran.

De la tare sociale à la revendication

Voir Yahoo, Morandini and co s’approprier un web qui était plutôt underground à l’origine (je ne parle pas du web type Mappy, Google, Facebook mais de la culture web type 4chan) crée donc un sentiment de perte d’autant plus fort qu’on pensait avoir enfin trouvé un truc à nous. Y avait les autres gens, l’IRL et nous. Les premiers nous disaient avec une voix où se mêlaient l’effroi, la frayeur et la pitié: “Quoi? Vous êtes devenus amis sur Internet?!” Assumer le nombre d’heures passées devant l’écran, c’était comme l’aveu d’une maladie, une tare terrible. “Tu devrais sortir de chez toi un peu…” Ah bon? Et pourquoi? Pour aller boire de la bière merdique dans une soirée où je parlerai avec personne parce que j’aurais rien à dire et qu’il faudra que je sois ivre morte pour commencer à passer une bonne soirée?

On avait une tare sociale, on l’a transformée en revendication. Et en snobisme.

Et puis, certains ont voulu partager tout ça, en parler, expliquer. Raconter que oui, l’internet inventait des choses, que parfois c’était beau, drôle, touchant, intelligent ou complètement con. Sauf que voilà, comme on l’avait toujours prédit, internet a pris de plus en plus de place dans la société. Et les moindres polémiques Twitter se retrouvent traitées sur le Monde.fr. Bientôt les blagues de 4chan feront la une de Yahoo news. Et la faute à qui? Bah à nous, à moi. Aux poufiasses qui ont ouvert des blogs et commencé à raconter chaque meme, à faire des papiers sur /b/ (attention, NSFW). Je ne nous félicite pas hein. Mais ça ne pouvait pas se passer autrement.

Saturation et écœurement

Il y a plein de conséquences à tout ça. Tenez, le dernier exemple en date c’est la Barbie geek:

barbie-geek

La conséquence positive, c’est que, de toute façon, de plus en plus de gens allaient sur internet, notamment sur Facebook, et oui, il était utile d’expliquer comment ça marchait pour de vrai. Ne pas laisser Envoyé Spécial et toute la télé en position hégémonique pour raconter de la merde sur ce qui se passe sur internet.

Et puis, il y a eu des conséquences négatives (autre billet, un autre jour) mais en résumé:

Les boîtes de com ont bien compris l’intérêt économique et la pub virale est arrivée (enfer et damnation).

Et commence désormais le LOL-politique. Ce truc insupportable qui va nous faire vomir pendant les prochaines présidentielles. On connaissait les “petites phrases”. On va découvrir les “petits tweets”. N’importe quel tweet, ou vidéo à teneur “clash politique”, va devenir un objet médiatique qui se retrouvera 10 minutes après son apparition sur lepost.fr. Ca va créer un effet de saturation et d’écoeurement et on aura envie d’écrire sur la quiche lorraine. (Un autre pilier du web français m’a avoué qu’il envisageait de se reconvertir comme fleuriste.) Donc, la quiche lorraine ou les fleurs.

Mais comme je n’ai pas encore fini ma mutation en vieille conne, le trip c’était-mieux-avant, ça m’a passé assez vite.

D’abord, parce qu’il reste quelque chose d’irréductible. Pourquoi ça c’est drôle, ça ne s’explique pas vraiment:

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Heureusement, y aura toujours des gens que ça ne fait pas rire.

Ensuite, les cercles du web se réorganisent doucement. L’interweb se démocratise à vitesse grand V. Pour le moment, ça brouille certaines frontières. (Et d’ailleurs, dans le fond, mon article sur la cyber-guérilla des hackers, ça traitait aussi un peu de ça. Leur territoire de liberté totale, qu’un certain Thomas More avait appelé Utopia, commence à être colonisé et ils le refusent.) Mais ce n’est qu’un moment. Et ce n’est pas pour rien qu’en ces temps de crise, le gif animé fait son retour.

Le gif sauvera-t-il l’interweb?

Billet originellement publié sur le blog de Titiou Lecoq, Girls and Geeks

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Crédits photo: Montage réalisé à partir de Flickr CC PaRaP, ajmexico

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