Espionnage chez Renault: un cas de bleuïte ou une vraie fuite?

Le 24 janvier 2011

Le point sur une sombre histoire d'espionnage industriel impliquant l'une des plus grandes entreprises française: les acteurs, les derniers développements et les hypothèses envisageables.

Ils n’ont plus de bleu de travail, car ce sont des cols blancs. Avant de prendre la porte du technocentre de Guyancourt (Yvelines) encadrés par deux vigiles, les trois cadres supérieurs de Renault mis à pied lundi 3 janvier 2011, ont eu droit à la totale. Y compris en terme d’intimidation. « Tes copains sont en train de parler, tu ferais mieux de tout nous dire », a pu entendre l’un d’eux, sans savoir même de quoi sa direction l’accusait. Depuis, ces trois hommes se disent innocents :

  • Michel Balthazard, patron de la division « amont, projets et prestations»
  • Bertrand Rochette, son adjoint
  • Mathieu Tenenbaum, directeur adjoint du programme voiture électrique

Ils ont lancé la semaine dernière une contre-offensive judiciaire, portant plainte pour « diffamation » et « dénonciation calomnieuse » après avoir reçu leur lettre de licenciement qui fait état de la « conviction » du groupe. Renault les croit coupable de trahison.

La dénonciation anonyme

D’après le constructeur automobile, l’affaire commence fin août  2010, lorsque son comité de déontologie reçoit une lettre anonyme de dénonciation. Le service de sécurité et de la protection du groupe, dirigé par Rémi Pagnie, ancien officier de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) spécialiste de l’Asie, se met au travail. Selon Intelligence on line, l’enquête est confiée à Marc Tixador, ex-policier du SRPJ de Versailles, et Dominique Gevrey, reconvertis dans l’intelligence économique, qui sous-traitent les recherches à un agent privé de recherche (APR) extérieur.

Au bout de quelques mois, les enquêteurs de Renault sont convaincus de la réalité d’une « filière d’espionnage internationale ». Mais le sous-traitant auquel ils ont fait appel réclame un délai supplémentaire pour étayer leurs soupçons. Pourquoi la direction du groupe prend-t-elle alors l’initiative de licencier les trois cadres incriminés ? Mystère.

Les trois salariés sont suspendus lundi 3 janvier dans la matinée. L’un d’eux refuse de se soumettre tranquillement à l’injonction et suscite ainsi la curiosité de ses collègues . Très vite, plusieurs centaines de personnes sont au courant. Dans l’après-midi, les intéressés contactent plusieurs ténors du barreau pour les défendre. Hasard du calendrier, mardi 4, le ministre de l’Industrie visite le technocentre où il se fait présenter le programme véhicule électrique par le numéro 2 du groupe, Patrick Pélata. Personne n’informe Éric Besson des faits survenus la veille. L’affaire est ébruitée par l’AFP dans la soirée. Fureur du ministre.

L’enquête privée / l’enquête publique

Autre inconnue :  les services de renseignements ont-ils été tenus informés des démarches du groupe ? Là aussi, le flou règne. La DCRI prétend être restée hors jeu, tout comme la DGSE dont ce n’est pas la mission. Pourtant, le vendredi 7 janvier, une note de la DCRI est adressée aux ministres concernés (Intérieur et Industrie) où les agents défendent l’idée que Renault voulait étouffer le scandale en négociant une transaction. La note, précise le Canard Enchaîné, a été rédigée après une « rencontre informelle » avec la direction. Depuis, tous les services de renseignements sont sur les dents.

Dans ses rares déclarations publiques, la direction de Renault explique alors que :

1.       Les trois cadres sont soupçonnés d’avoir « diffusé des informations vers l’extérieur mettant en cause l’intérêt de l’entreprise » et se rapportant au véhicule électrique.

2.       L’enquête a permis « d’identifier un faisceau d’éléments convergents attestant que les agissements de ces trois collaborateurs étaient contraires à l’éthique de Renault, et mettaient en risque consciemment et délibérément des actifs de l’entreprise ».

3.       Que ces faits très graves «justifient une décision conservatoire (…) dont l’objet premier est de protéger, sans attendre, les actifs stratégiques, intellectuels et technologiques de notre entreprise ».

4.       Enfin, cette décision repose sur une procédure « parfaitement normée, très rigoureuse et (qui) garantit le respect des principes éthiques édictés » par Renault.

Finalement, jeudi 13 janvier, Renault porte plainte pour « des faits constitutifs d’espionnage industriel, de corruption, d’abus de confiance, de vol et recel, commis en bande organisée ». Deux jours plus tôt, le Figaro dévoile un pan de l’enquête privée menée par le groupe. Le quotidien fait état de l’existence de deux comptes bancaires :

  • L’un crédité de 130 000 euros au Lichtenstein
  • L’autre crédité de 500 000 euros en Suisse

L’article ne précise pas qui en seraient les titulaires, mais il affirme qu’ils étaient alimentés, via une série de relais off-shore (Shanghaï, île de Malte), par la « China Power Grid Corporation », société chinoise de « distribution électrique ». Il s’agit en fait de la State Grid Corporation of China.

Dans ce même article, le directeur général de la Régie nuance la gravité de l’affaire :

Aucune pépite technologique n’a pu filtrer en dehors de l’entreprise, qu’il s’agisse notamment de la chimie des électrodes, de l’architecture des batteries, de l’assemblage des différents éléments, du chargeur ou du moteur lui-même, nous sommes sereins

Le profils des « traîtres »

Michel Balthazard. Ingénieur formé à l’École centrale de Lyon, 57 ans, il entre chez Renault en 1980, où il effectue toute sa carrière, d’abord comme responsable du centre d’études de Sandouville, puis comme responsable des véhicules de moyenne gamme supérieure. Il pilote notamment le projet de la dernière Laguna, en parvenant à réduire le temps de conception d’une voiture de 56 à 33 mois,  par l’optimisation des processus de R&D. Nommé en 2006 directeur de l’amont, des projets et des prestations, il intègre en janvier 2008 le comité de direction (27 membres). Il est défendu par Me Pierre-Olivier Sur.

Bertrand Rochette. Adjoint du directeur de l’Amont, des projets et des prestations. A 50 ans, il en a déjà passé 22 chez Renault. Ingénieur, c’est un spécialiste de la conception des moteurs. Il a notamment travaillé pendant cinq ans sur la Megane 2. « Je ne me suis jamais fait verser d’argent. C’est tellement horrible que, la nuit, je revérifie tous les comptes sur tous les mouvements pour essayer de trouver une irrégularité… » Il est défendu par Me Christian Charrière-Bournazel.

Mathieu Tenenbaum. A 33 ans, il était considéré comme l’un des « haut potentiels » du groupe. Repéré lors d’un stage chez Renault, il intègre le groupe qui lui finance une formation d’ingénieur aux États-Unis. Il ne travaille pas dans la même direction que les deux précédents, avec  qui il avait, semble-t-il, peu de contact. Il était directeur adjoint du programme voiture électrique. Il est défendu par Me Thibault de Montbrial.

Tous ont pour point commun d’effectuer de brillantes carrières au sein de l’entreprise, en évoluant sur des activités stratégiques, et d’y être manifestement très attachés.

Les enjeux industriels

Dans la course à l’énergie propre de demain, le groupe Renault-Nissan fait figure de candidat sérieux. L’objectif étant d’être le premier sur un marché qui va véritablement relancer un secteur automobile à bout de souffle après  la crise financière de 2008-2009.

Les investissements sont proportionnels au risque : le groupe français a misé avec  Nissan 4 milliards d’euros sur le développement d’une gamme tout électrique. Dans quelques mois, il est prévu de lancer les deux premiers véhicules 100% électriques (Kangoo et Fluence) de Renault. En terme de calendrier, cette affaire tombe donc au plus mal. Dernier détail, loin d’être anecdotique : Renault cherche depuis plusieurs années à s’implanter en Chine. Cette affaire, qui a suscité de très vives réactions des autorités de Pékin, ne va pas faciliter ce mouvement.

Enfin, peu importe la fin de l’histoire, les partisans de la création d’un « confidentiel entreprise » ont sauté sur l’occasion pour relancer cette idée, via une proposition de loi déposée par le député Bernard Carayon, tête de pont du lobby de l’intelligence économique. Une initiative très bien accueillie dans la communauté du renseignement. Jeudi  20 janvier, lors d’une présentation de son service à l’École supérieure de guerre, le général Antoine Creux, patron de la Direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), n’a pas hésité à livrer sa conviction :

C’est une affaire qui souligne d’abord que le risque d’espionnage est une réalité. En tant que directeur de la DPSD, je me dis que c’est un bon cas d’école. Elle révèle que la fragilité des hommes est une réalité : habiliter les gens sert à protéger les institutions. Bien sûr, on ne va pas conclure avant que la justice soit passée, mais il semble que l’argent ait facilité le transfert d’informations.

Par ailleurs, ce spécialiste du renseignement n’a pas caché son approbation de voir émerger un « confidentiel entreprise » permettant de renforcer la protection des industries sensibles.

Le scénario de la Bleuïte

Face à de tels enjeux, tous les coups sont permis, y compris les plus tordus. A première vue, trois scénarios sont envisageables :

1.       Les trois cadres sont coupables. L’enquête judiciaire, reprenant les infos de l’enquête privée, ne devrait pas tarder à mettre en lumière les preuves de leur implication.

2.       Les trois cadres sont innocents. Idem : l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris devrait pouvoir le démontrer rapidement, ouvrant la voie à une réintégration des intéressés.

3.       Les trois cadres, comme l’entreprise, sont victimes d’un « chantier » monté par un concurrent indélicat. Un montage difficile à décortiquer… dont les conséquences seront irréversibles.

Cette dernière hypothèse est séduisante. Au tournant des années 60, les agents du Service de documentation et de contre-espionnage (SDECE) remirent au goût du jour en Algérie une vieille pratique des services secrets. La « bleuïte » consistait à infiltrer des rebelles du FLN retournés qui, en diffusant des listes de prétendus collabos, permettait d’instaurer le soupçon dans les maquis. De là jaillirent de terribles règlements de compte entre partisans de l’indépendance.

Quelle que soit la réalité de l’opération – espionnage ou magnifique manÅ“uvre d’intoxication -,  dans les deux cas, elle risque de sérieusement perturber la sérénité des équipes du groupe français. Sans parler de son image.

Un expert du secteur soulève une dernière hypothèse : et si la valeur du savoir-faire des trois cadres était plus élevée qu’on ne le croit ? Dans ce cas, ils peuvent parfaitement être innocents et victimes d’une opération d’intox, au même titre que Renault. Sans salaire, sans perspective d’avenir (qui voudrait les embaucher aujourd’hui ?) ils seront à la merci de la première offre alléchante qui se présentera et qu’ils auront bien du mal à refuser. C’est juste une question de temps…

Illustration en Une : Logui

Article en Une : Le droit à l’information mis à mal par le secret des affaires / Pôles de compétitivités: souriez, vous êtes fliqués

Crédit Photo Flickr CC : Logui / Jérôme Briot / Gilderic

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