Quand la Pub s’empare de la culture club

Le 15 février 2011

Le sociologue Alexandre Daneau nous propose une réflexion analysant comment le "nouvel esprit du capitalisme" s'inspire des sous-cultures.

Alexandre Daneau est sociologue depuis quelques mois et doctorant à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Il décrypte ici l’étrange paradoxe que subissent (ou pas) les sous-cultures.

(NDRL) Ce très court texte n’a pas la pureté sociologique d’un papier destiné à une revue. La démonstration argumentative est ici réduite à sa plus simple expression. Il ne vise pas à non plus à critiquer « la marchandisation » de la sous-culture techno. Cette notion n’a strictement aucun sens d’ailleurs. Il pose seulement quelques hypothèses de recherche sous une forme littéraire. Celui qui l’écrit porte des Nike, observe des soirées et cherche à interroger ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait vivre et continuent à faire vivre la sous-culture techno au sein du monde social.

La sociologie de la culture s’est beaucoup intéressée à la question de l’imbrication entre les sous-cultures et les industries culturelles. Au lieu de les opposer, de nombreux travaux ont bien mis en lumière les dynamiques de récupération, de déplacements et de reconfiguration qui existent entre elles. Bizarrement, cette tradition de recherches a délaissé la question des procédures de singularisation qui visent à associer des produits de grande consommation à un univers sous-culturel.

La sous-culture techno

Précision sur les termes. Nous parlons de sous-culture en reprenant, avec quelques modifications, le sens que le courant de recherches des Cultural Studies a donné à ce concept: une sous-culture est un système de signes, de valeurs, de représentations et d’attitudes propre à une fraction d’individus socialement située. L’intensité de l’adhésion à une sous-culture peut varier selon l’âge, la position sociale, le statut matrimonial ou encore la situation professionnelle.

Les sous-cultures ne sont pas moins cultivées que la culture scolairement enseignée (littérature, arts plastiques, musiques savantes…). Comme elle, la sous-culture techno, la sous-culture hip-hop ou la sous-culture rock supposent des compétences de déchiffrement adéquates, se décomposent en sous-genres particuliers, restent traversées de conflits sur la définition légitime de leur contenu et imposent un rapport au monde spécifique. Néanmoins, parce que leur diffusion n’emprunte pas les instances officielles et légitimes de socialisation culturelle (i.e. école, famille et politique culturelle publique), la reconnaissance de leur valeur symbolique est limitée à des communautés socialement situées.

Si footing au bois, la forme tu auras.

En puisant dans des codes, des répertoires d’action et des textures d’ambiances propres à une sous-culture donnée, la publicité accomplit une singularisation des produits qui les positionne dans un espace culturel. Opération de magie sociale qui ne va pas sans l’évacuation de certaines dimensions. Quand les rues de Paris se transforment en dancefloor, ce sont les lascars qui restent hors-champ. Un simple reflet de la réalité ?

Jeunes en photos

De quoi s’agit-il ? Une expo ? Non. Un blog dédié à la techno ? Non plus. Une campagne de publicité bien sûr.

Une image d’abord. Un assemblage de photos. C’est la nuit, trois jeunes gens, une femme et deux hommes. Ils courent, sourient benoîtement, envoient des sms, déambulent dans Paris, cherchent le quartier République, finissent leur kebab. Ils portent des tenues de sport aux couleurs criardes (bleu, rose fluo, vert fluo). Ils sont beaux. On comprend que l’aube ne va pas tarder à percer, c’est la fin de soirée. Les photographies semblent avoir été prises sur le vif, sans aucune préparation et sans poses. Elles montrent des scènes ordinaires de la vie nocturne, identiques à celles que la jeunesse prend avec son Iphone et poste ensuite sur sa page Facebook pour immortaliser le dernier samedi soir. Ses lieux d’abord: les couloirs dévorés à toute allure pour « choper » le dernier métro; ses postures ensuite: la capuche enfilée pour déambuler sereinement dans les rues, le visage creusé par la fatigue et l’alcool; ses moments enfin: l’épicerie pour se ravitailler, le kebab en fin de soirée. Sur sa main, un jeune homme a inscrit: « Lâche ton run ».

Vous découvrez une campagne d’affichage que Nike a lancée au début de l’automne 2010. Elle est accompagnée d’une série de vidéos visibles sur internet. La lumière stroboscopique que traversent ces coureurs dans leur parcours et le morceau « french touch 2.0 » (dixit un pote) qui les accompagne dans leur déambulation nocturne reproduisent le dispositif du dance-floor. Le temps de cette vidéo, Paris se métamorphose en club géant. Vous en rêviez, Nike l’a fait.

La culture techno comme sous-culture dominante : « On n’a pas d’avenir mais qu’est-ce qu’on se marre. » (un statut Facebook)

Derrière l’objectif de promouvoir la course à pied comme une activité « cool », « fun » et « complètement délire » dans le cadre d’une stratégie de communication cross-média, cette campagne ratifie le triomphe de la sous-culture techno dans sa contribution à la construction d’un imaginaire commun. Pourquoi s’intègre-t-elle si bien dans l’air du temps? Comment est-elle devenue un horizon culturel partagé et partageable? Trois réseaux de facteurs expliquent selon nous la réhabilitation symbolique et politique (cf. Les Etats Généraux de la Nuit) que connait actuellement cette sous-culture.

Le nouvel esprit du capitalisme

Il faut souligner d’abord que la codification morale proposée par la sous-culture techno (individualisme communautaire et éloge de la singularité), l’attitude qu’elle impose (relâchement du corps et disponibilité émotionnelle), ainsi que les formes de sociabilité qu’elle construit (horizontalité des rapports éphémères, fonctionnement en réseau élargi, négation du social, évacuation des rapports de genre et des rapports de force), s’accordent tout à fait avec le « nouvel esprit du capitalisme ».

L'impératif du Fun en Tout a fait de la coolitude le nouvel accessoire de la bourgeoisie

Ensuite, cette légitimation est le résultat d’un processus de vieillissement sous-culturel conduisant les acteurs qui ont fait vivre cette sous-culture à s’insérer professionnellement dans les métiers de la communication (au sens large). Toutes ces « professions du flou » (communication, marketing, design, journalisme, conseil en tendance…), qui favorisent la valorisation d’un « capital sous-culturel » constitué de compétences non-scolairement sanctionnées (e.g. la capacité d’imagination, de mobiliser des émotions ou de construire un réseau…) effectuent un travail de représentation symbolique et de construction des imaginaires.

Victoire de la sous-culture techno

Enfin, la victoire de la sous-culture techno tient aussi à la composition sociale, hybride mais exclusive, de son public. D’un côté, comme la sous-culture rock, elle recrute une fraction toujours plus grande de son auditoire parmi la jeunesse petite-bourgeoise dont le désenchantement social conduit ses membres à prendre au sérieux la fête à défaut de pouvoir prendre au sérieux la vie. L’allongement de la scolarité, la difficulté à s’insérer sur le marché du travail, l’éclatement de la relation d’emploi typique (CDI) et le sentiment de déclassement qui en résulte désorganisent le processus modal de vieillissement social (boulot, femme, enfants, sortie le weekend) et favorisent la prolongation de cet état d’apesanteur social que représente la vie étudiante. Ces jeunes que nous montre la campagne publicitaire courant sans fin (au double sens du terme) est une métaphore pertinente de ce que vit une partie de la jeunesse déclassée. Pas de point de départ, pas de point d’arrivée, pas d’objectif, alors courons. Oublier temporairement l’extension du domaine de la lutte et chercher à étendre le domaine de la nuit.

Le public des clubs, a fort pouvoir d’achat

D’un autre côté, le public des clubs se recrutent parmi les « professions de la créativité » (design, architecture, doctorant en sociologie…) à fort pouvoir d’achat (sauf le doctorant en sociologie). Formant autrefois la clientèle ponctuelle des free-parties (les « touristes »), ils ont réussi leur scolarité (bac+4, bac+5) et se sont insérés normalement dans des professions bien établies, économiquement rémunératrices et socialement valorisées. Pour eux, la sortie au club ne relève pas (ou plus) d’une adhésion sous-culturelle. Elle est intégrée à un répertoire de pratiques culturelles, au même titre que la lecture du dernier Houellebecq ou la visite mensuelle à Beaubourg. Associer le jogging à l’univers du clubbing dans le cadre d’une campagne publicitaire est une manière de mettre en scène les pratiques de « loisir » de ce groupe social.

L'universalité de la nuit... Mythe ? Utopie ? Ou nouveau modèle économique ?

« Vous avez dit populaire ? » (Pierre Bourdieu)

En transformant l’espace parisien en dancefloor gratuit, libre et accessible à tous, cette campagne publicitaire construit une utopie sociale. Ici, tout le monde est le bienvenu. A condition de porter du Nike, Paris vous appartient, comme la nuit et la fête. Un communisme festif en somme: pas de lutte de tous contre tous pour l’appropriation des corps, pour l’accroissement de la visibilité et pour la captation des attentions. Autrement dit, l’ordre de la représentation publicitaire abolit les rapports de force symboliques et la division sociale du travail festif.

Les membres des classes populaires restent à l’entrée des clubs

Dans ce monde, le processus de délégation du « sale boulot » aux membres des classes populaires n’existe pas non plus : pas de balèzes assurant le contrôle social à l’entrée, pas de lascars assumant la commercialisation des produits devant l’entrée et pas de membres de la Police nationale venus les contrôler tout près de l’entrée. Car c’est ainsi : dans la « vraie » vie, celle, beaucoup plus violente, qui se joue en-dehors de la représentation, les membres des classes populaires restent à l’entrée des clubs.

Soudain, devant cette photo, une autre hypothèse de lecture, plus subversive et plus réjouissante finalement: cette publicité ne nous montrerait-elle pas un groupe de clubbers poursuivi par des lascars venus les dépouiller de leur Nike ?

Alexandre Daneau (Contact : alexandre.daneau[at]hotmail.fr)

Ô jeune, il n’y a plus de places pour toi ici ;

Le monde a vieilli, le monde a failli.

Ak47 dans la bouche, entailles sous la douche;

Somnifères dans un lit, cocaïne en boite de nuit.

Il faut partir ; c’est la vie.

(P’tit Bâtard)

Article initialement publié sur : culturedj sous le titre “Culture Club, communication et nouvel esprit du capitalisme (un article d’alexandre daneau)”.

Crédits CC flickr : c-reel, Grégory Bastien

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