Pas de rigueur pour chiffrer le coût du crime

Le 7 avril 2011

La criminalité en France coûterait 115 milliards d’euros, soit 5,6 % du PIB. Une estimation au doigt mouillé, si l'on observe de plus près la méthodologie.

Depuis quelques temps circule un chiffrage du coût de la criminalité en France. L’estimation avancée est de 115 milliards d’euros, ce qui représente 5,6 % du PIB. Repris par les médias et dans des discours politiques, ce chiffre a récemment encore servi comme préambule au rapport Benisti (mission parlementaire sur la prévention de la délinquance des mineurs). Cette évaluation est issue d’une étude de Jacques Bichot (économiste, professeur en retraite de l’Université Lyon 3, collaborateur régulier de l’Institut Montaigne, co-auteur avec Alain Madelin d’un livre intitulé Quand les autruches prendront leur retraite). Cette étude a été publiée sur Internet en avril 2010 par l’Institut pour la Justice, un groupe de pression qui Å“uvre pour des lois plus sévères afin « de débarrasser réellement la société des sadiques dangereux ». La lecture attentive de cette étude révèle de sérieux problèmes de méthode, des approximations confondantes et des partis pris évidents.

Une addition de choses qui n’ont rien à voir

L’addition de phénomènes aussi différents que des homicides, le proxénétisme, l’immigration clandestine, les cambriolages ou la délinquance informatique… n’a pas grand sens autre que de créer artificiellement un groupe ‘victimes‘ sans homogénéité réelle. Il n’est pas possible d’opposer deux groupes sociaux homogènes celui des profiteurs de la délinquance et celui des victimes. Si l’on prend le phénomène criminel dans sa globalité, cet exercice n’a pas de sens. Un vendeur de drogue peut être la victime d’un vol de voiture et la victime d’un cambriolage commettre des fraudes fiscales et sociales… Il faut se méfier du raisonnement simpliste consistant à construire un chiffre unique et total agrégeant des comportements hétéroclites pesant sur agents différents et relevant de la mise en œuvre des ressources diverses. Ce chiffrage en apparence commode est finalement une fiction.

En conséquence, laisser croire qu’une sorte de cagnotte serait disponible et qu’elle permettait de supprimer l’impôt sur le revenu (cf. p.22 du rapport Bénisti) moyennant quelques mesures plus sévères est totalement démagogique et contraire à toute méthode scientifique. 
Le chiffre de 115 milliards ne s’en tient pas à cette fiction, il additionne également les dépenses privées et publiques de sécurité. Ce qui pose un problème tout simple de circularité du raisonnement. Prenons les énormes dépenses engagées dans la vidéosurveillance ou imaginons un accroissement important des moyens policiers, ces sommes vont mécaniquement alourdir le chiffrage total du « coût du crime » et rendre le problème encore plus impérieux. Ainsi, plus on dépense pour réprimer la délinquance, plus le coût est élevé et l’enjeu important, ce qui nécessite des dépenses encore plus importantes qui à leur tour, etc.

Les mêmes qui se font les avocats de surenchères dans les dépenses technologiques de sécurité courent ainsi après le coût du crime sans aucune chance de ne jamais le diminuer. Et cela pour le plus grand profit des marchands de sécurité.

Une construction aberrante des chiffres

L’estimation monétaire des délinquances empruntent le plus souvent à des calculs indirects. Ils sont donc tributaires de postulats et de quotas calculés par celui qui se livre à l’opération. Le chiffrage de cette étude dépend donc largement de conventions arbitraires, traductions des a priori de l’auteur et de ses commanditaires. Cependant, les approximations ne s’arrêtent pas à l’estimation de la seule contre-valeur monétaire de l’infraction. J. Bichot étend les estimations aux préjudices diffus sans traduction monétaire directe que sont le préjudice moral et le sentiment d’insécurité général. Espace où la chaîne qui relie l’évènement initial au préjudice finale est dénuée de base fiable.
Les observations relatives à la construction du chiffrage peuvent s’organiser autour de trois points.

1) Le parti pris de privilégier les délinquances à victimes directes telles que les violences ou les vols. L’étude compte non pas ce qui est illégal mais ce que l’auteur et ses commanditaires estiment préjudiciables pour l’économie et la société. A cet aune, les choix sont clairs, certaines délinquances sont ignorées et d’autres minorées. Ainsi, toutes les violences ne retiennent pas l’attention de cette étude, le coût des violences n’intègrent ni la violence routière ni celle liée au travail. L’auteur qui n’a de cesse de fustiger : « la possibilité d’être victime (qui) nous pourrit l’existence » (p. 18), ou « le pourrissement de la vie qu’engendrent ces délits » (p. 27, à propos des menaces), et concernant l’immigration clandestine « des gens qui pourriront la vie des autochtones de différentes manières, à commencer par l’augmentation de la délinquance » (p. 32) fait preuve d’une grande compréhension envers la fraude fiscale ou les atteintes à l’environnement. Il ne s’agit plus de compter ce qui est illégal mais seulement ce qui est « préjudiciable » et en matière de finances publiques, lorsque « l’impôt est mauvais … les fraudeurs rendent service à leur concitoyen » (p. 66).

L’étude évalue ainsi ces fraudes à 22,5 milliards d’euros alors que l’estimation plutôt prudente du Conseil des Prélèvements Obligatoires donnerait entre 33 à 44 milliards rapportée à la même période. Enfin, le chiffrage des atteintes à l’environnement estimées « au doigt mouillé » selon l’expression de l’auteur à 20 ME est encore plus déconcertant. L’on ne sait si l’explication tient dans cette remarque de l’auteur : « il existe des infractions d’utilité publique » (p.54) à propos de ces atteintes.

2) Des bases de calculs variables et pas toujours cohérentes. Les estimations des violences et des vols au centre des préoccupations du commanditaire posent d’autres problèmes qui fragilisent les évaluations et les additions de l’auteur. La question des faits constatés, de ceux non-enregistrés et des tentatives ne relève pas de traitements identiques. Ainsi, l’auteur s’en tient aux faits constatés pour les agressions sexuelles (mais non pour les viols qu’il redresse de 50%) ; pour les vols de 2 roues ou les dégradations de véhicules (mais non pour les vols d’automobiles) ; pour les cambriolages des locaux professionnels (mais non pour les vols sur les chantiers).

Lorsque l’auteur cherche à intégrer dans ses calculs les faits non-enregistrés, il s’appuie souvent sur les enquêtes de victimation mais en fait une utilisation variable selon les postes. Ainsi, le résultat de ces enquêtes est jugé excessif pour les viols (peut-être à raison), pour les menaces ou les vols à la tire, mais valide pour les vols avec violence. Enfin, il arrive que les faits constatés soient ajoutés aux chiffres de l’enquête victimation qui est alors assimilée non à un comptage de faits non-enregistrés mais de tentatives (par exemple pour les vols d’automobiles, les vols à la roulotte…).

3) La prise en compte de préjudices diffus de façon arbitraire. On le voit l’exercice d’évaluation de coûts de types très différents : butin d’un vol, pertes de production résultant des atteintes à la vie humaine ou en conséquence de l’oisiveté supposée des trafiquants de drogue, coût pour les intéressés (immigration clandestine), ou CA de commerces illicites (armes, animaux…), contrepartie monétaire de la disparition de biens ou gain retiré de l’infraction, est très dépendant des choix fait au fil de l’étude. L’auteur ne s’en tient cependant pas à ces coûts immédiats, il étend les estimations à deux autres types de coûts pour rendre compte du préjudice moral et du sentiment d’insécurité.
 Le premier évalue les désagréments ou le traumatisme résultant de l’évènement, les démarches des victimes, le préjudice moral des proches ou le stress… Le second estime des préjudices encore plus diffus en rapport avec la peur ressentie par tous ceux qui n’ont pas vécu l’évènement « mais qui ex ante savent avec angoisse que cela pourrait leur arriver » (p11).

L’auteur part du postulat que « chaque infraction, en tant qu’elle est constitutive du danger cause un préjudice infinitésimal à chaque habitant » (p. 73). Fort de cette proposition, l’auteur postule une série de forfaits arbitraires et variables selon les infractions.
 Ainsi, le préjudice moral par exemple est estimé à 100 € pour les vols à la roulotte ou les vols simples, à 500 € pour les cambriolages ou les vols violents et atteint 1000 € pour les vols d’automobiles. Il peut même dépasser la valeur du préjudice monétaire, le préjudice moral relatif aux atteintes à la dignité (2000 €) est le double du coût monétaire.

Les bases de la valorisation forfaitaire du sentiment d’insécurité aussi obscures

Les bases de la valorisation forfaitaire du sentiment d’insécurité restent tout aussi obscures. L’exemple du préjudice retenu pour les outrages et violences à dépositaire de l’autorité résume bien le raisonnement « chacun des 60 millions d’habitants soucieux de vivre dans un Etat de droit subit un préjudice d’un millième d’euro lorsque se produit un coup de canif dans cette partie du contrat social qu’est le respect dû aux représentant de l’autorité légitime. Cette base modeste conduit à 5,90 € pour chaque Français » (p. 65). Sur ce modèle, l’étude crédite le sentiment d’insécurité attaché aux vols simples de 4 € par adulte, de 2 € pour les personnes âgés victimes de vols avec entrée par ruse, de 5 € pour les particuliers internautes victimes de délinquance informatique, de 10 € par adulte pour les Homicides…

Au total, la valorisation arbitraire du sentiment d’insécurité ajoute 4,5 milliards.

On le voit, ces évaluations qui associent à des a priori des forfaits au doigt mouillé sont finalement moins une estimation vraisemblable des délinquances et de leur contrôle d’abord qu’un appui aux discours sécuritaires agressif des commanditaires.

Pour aller plus loin : 
Une version plus détaillée de cette analyse de Thierry Godefroy est disponible sur le site du CESDIP


Publié initialement sur le site de Laurent Mucchielli sous le titre Le coût du crime selon « l’Institut pour la justice » : une étude bien peu rigoureuse

Image Flickr  Pas d'utilisation commercialePas de modification Funky64 (www.lucarossato.com)

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés