La Belgique filtre ses pirates

Le 13 octobre 2011

En condamnant Belgacom et Telenet à bloquer l’accès à The Pirate Bay, la cour d’appel d’Anvers a rendu une décision controversée. Inefficace pour certains. Analyse avec André Loconte de la NURPA, association belge de protection des droits des internautes.

Lundi dernier, en Belgique, la cour d’appel d’Anvers rendait une décision controversée dans le cadre de l’affaire opposant la Belgian Anti-Piracy Federation (BAF) qui regroupe de nombreux ayants droit1, aux deux principaux fournisseurs d’accès belges, Belgacom et Telenet. Le juge leur a ordonné de bloquer l’accès au célèbre site The Pirate Bay – un portail dédié au partage de la musique et des films. Mettant ainsi en place un filtrage au niveau du nom de domaine. Au total, il s’agit de onze adresses ciblées, avec un délai de deux semaines pour les fournisseurs d’accès pour appliquer la décision de justice. Si les deux fournisseurs d’accès internet belges (FAI) n’obtempèrent pas, des amendes sont prévues.

À première vue, il s’agissait donc d’une victoire pour la BAF. D’autant plus qu’en juillet 2010, le tribunal de commerce d’Anvers avait rejeté son action en référé exigeant que les mêmes Belgacom et Telenet bloquent The Pirate Bay. Selon le tribunal, il était surprenant de la part de la BAF de demander une action en urgence alors que The Pirate Bay existait depuis huit ans déjà. Suite à ce refus, la BAF avait réclamé, dans un communiqué de presse, une intervention du gouvernement afin « de faire respecter la loi, aussi sur Internet ».

Dès le lendemain de la décision de justice, The Pirate Bay s’est fendu d’une note ironique sur son blog.

Aujourd’hui, nous avons appris que nous étions bloqués. Encore ! Bâillement. Quand arrêteront-ils – nous grandissons sans cesse en dépit (ou peut-être à cause) de tous leurs efforts. Donc, si vous vivez en Belgique (ou travaillez au Parlement européen, d’où nous avons des milliers de visites chaque jour), vous devriez changer votre DNS afin de contourner le blocage.

En quelques heures, le net proposait ainsi plusieurs solutions pour changer ses paramètres DNS afin d’accéder au site. Quelques jours plus tard, The Pirate Bay décidait, en plus et tout simplement, d’ouvrir un nouveau nom de domaine en Belgique : depiraatbaai.be vers lequel on est désormais redirigé lorsqu’on consulte www.thepiratebay.org à partir de la Belgique. Selon l’un des responsables de The Pirate Bay, « les noms de domaines belges sont un peu onéreux mais nous devons nous implanter là-bas», ajoutant que le verdict de la justice était « inconsistant ».

Une inconsistance qui est également soulignée par l’Association de protection des droits des internautes (la NURPA). Geek Politics a demandé à André Loconte, étudiant en ingénierie et porte-parole de l’association, d’étayer la position de la NURPA.

Pourquoi la NURPA est-elle contre la décision de la Cour d’appel d’Anvers ? Vous avez notamment relevé qu’elle pourrait aller à l’encontre de l’échange de contenus sous licences libres et creative commons via The Pirate Bay.

André Loconte : L’accès aux contenus sous licences libres et creatives commons constitue effectivement un des aspects du problème de la censure mais c’est au niveau de l’accès à l’information qu’il faut se placer. Le filtrage pour le filtrage, ou plutôt la censure pour la censure, au delà d’être inefficace, car les méthodes de contournement simples foisonnent, nous conduisent vers une politique de société dangereuse à différents niveaux.

Je le disais, il est simple de contourner quelque méthode de filtrage que ce soit (cf. notre réponse à la consultation de la Commission européenne sur les jeux en ligne[pdf, en]). Pas uniquement parce que les internautes font preuve d’ingéniosité mais parce que le réseau Internet a été développé pour offrir la plus grande résilience possible [en]. En terme de réseau, la résilience se traduit par la capacité de celui-ci à s’adapter naturellement à tout comportement anormal – la censure est une anormalité d’un point de vue technique – afin de remplir sa fonction (transmettre des octets d’un point A à un point B).

Internet est un réseau différent de ceux que nous avons connu à l’époque des téléphone en Bakélite ou que nous connaissons avec la télévision. Alors, la seule capacité du téléphone était d’interrompre la ligne un certain nombre de fois, dans un certain intervalle de temps. Ces interruptions étaient interprétées par le centrale qui mettait en relation l’interlocuteur adéquat. Le téléphone était un simple interrupteur. L’intelligence (la capacité à traiter l’information) était au cœur du réseau.

Internet a changé les règles du jeu. Désormais, chaque ordinateur est capable d’interpréter les informations qu’il reçoit et de les traiter. Cette caractéristique lui confère une capacité sans précédent puisqu’il lui est désormais possible de créer son propre réseau, son réseau parallèle ou « sa » parcelle d’Internet. Internet est un réseau a-centré. Les  fournisseurs d’accès à internet sont les « tuyaux » qui relient les individus entre eux afin que ceux-ci communiquent et échangent en interprétant eux-même les informations qu’ils reçoivent. L’intelligence est en périphérie du réseau.

Exactement comme le facteur, les fournisseurs d’accès à Internet acheminent les paquets sans se soucier de leur contenu. Insérer des mécanismes de censure au cœur du réseau (chez les fournisseurs d’accès à Internet) revient à enlever à l’internaute, au citoyen, cette faculté naturelle de traiter lui-même l’information.

Quels sont les risques posés par le blocage de The Pirate Bay ?

A.L : Premièrement, la surenchère. L’exemple tout proche de la France démontre que le « filtrage » n’est qu’une première étape vers des systèmes de surveillance  toujours plus intrusifs tels que le DPI (Deep Packet Inspection) souhaité par la HADOPI pour être en mesure d’espionner le trafic. En temps normal, les fournisseurs d’accès à internet (FAI) sont aveugles vis-à-vis des paquets que leurs tuyaux transportent, ils savent d’où ils viennent et où ils vont. Ils n’ont pas besoin de plus pour que l’échange se déroule dans de bonnes conditions.

La technique de DPI consiste à ouvrir chacun des paquets qui transitent pour déterminer si leur contenu est licite ou non. Dans le cas où le contenu du paquet est jugé illicite, le FAI le détruit et la communication est interrompue . En d’autres termes, un programme informatique, une machine, prend la place du juge pour déterminer la licéité ou non d’un contenu. Fantasme ? Malheureusement non. Ce sont des dispositifs semblables – vendus par des entreprises européennes – qui étaient/sont en place dans des pays tels que la Tunisie, l’Égypte, la Syrie, etc.

Les moyens techniques existent et les industries du divertissement poussent à leur usage pour une raison simple : à force de réprimer, bloquer, censurer les échanges P2P (de pair à pair), les internautes se tournent vers des modes de téléchargement nettement moins respectueux du réseau (direct download) et qui échappent aux dispositifs de censure mis en place jusqu’à présent.

Il me semble important d’expliciter cette nature « respectueuse » des échanges sur le réseau. Le P2P consiste à mettre en relation des individus qui possèdent un catalogue de contenus selon notamment le critère de la proximité : si votre voisin ou une personne à l’autre bout du monde possède un fichier que vous souhaiteriez copier, il est plus probable que la vitesse d’échange soit plus optimale depuis l’ordinateur de votre voisin que depuis celui de cette autre personne. Le P2P repose par ailleurs sur la répartition des échanges : un fichier sera rarement copié entièrement depuis une source unique.

Le direct download consiste quant à lui à se connecter à un point central et à télécharger, depuis ce point unique, l’entièreté du fichier. Ceci signifie notamment que plutôt que de favoriser les échanges nationaux (dont le coût est nul pour les FAI locaux), les échanges sont localisés et si la source du téléchargement venait à disparaître ou si le système l’hébergeant venait à subir une défaillance, plus personne ne pourrait accéder à la ressource. Le direct download recrée virtuellement de la rareté pour un objet – une œuvre dématérialisée – qui est par nature dans le paradigme de l’économie d’abondance.

À tout ceci s’ajoutent les enjeux économiques afférents : lorsque des personnes partagent des fichiers via P2P, il convient de qualifier l’action de non-lucrative ou n’ayant pas de but commercial, aucun des deux pairs ne sort financièrement enrichi de ce partage. Lorsqu’il s’agit de MegaUpload et autres RapidShare, la problématique est tout autre : l’utilisateur paie un abonnement à ces services et est soumis à de la publicité qui génère des revenus. On se trouve ici dans le cadre d’une transaction commerciale puisque l’un des intervenants retire un bénéfice patrimonial.

L’autre risque est que cette décision ne légitime des actions semblables par d’autres secteurs industriels. Imaginez demain les vendeurs d’albums photos qui s’indigneraient du préjudice que représentent les services en ligne tels que Flickr ou Facebook ; les vendeurs de cahiers de notes feraient également valoir leurs intérêts face aux plates-formes de blog ; les opérateurs de services téléphoniques se révolteraient de la perte colossale que représentent les outils gratuits de communication que sont Skype et Messenger. Ce dernier exemple n’est peut-être pas si fantaisiste.

Permettre la censure pour un motif économique, c’est permettre la censure à n’importe quel prétexte. C’est museler l’innovation et retirer aux citoyens leurs droits de communiquer, d’échanger librement et de s’informer.

En opérant un blocage au niveau des DNS, la justice semble ne pas avoir pris en compte la facilité de contourner une telle mesure. Comment expliquez-vous cela  ?

A.L : Il serait naïf de croire que la cour d’appel d’Anvers et la BAF ignorent l’inefficacité de la mesure requise. Dans les conclusions que nous publiions mardi dernier, il est clairement fait mention que la cour a évalué la possibilité d’imposer un blocage par IP mais y a renoncé en faisant valoir l’argument légitime de la proportionnalité qui, d’après la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est défini comme suit :

(art. 52, 1) [...] des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

Cependant, puisque de nombreuses ressources sous licences libres sont impactées par cette décision imposant du blocage DNS et puisque le préjudice invoqué par la BAF n’est pas démontré, la décision rendue ne respecte pas ce principe de « proportionnalité ».

On peut imaginer que c’est en prévision des critiques portant sur les dommages collatéraux (nettement plus importants) lorsqu’il s’agit du blocage par IP que la cour à favorisé le blocage DNS. Mais il est assurément question de compréhension dans ce cas. Enfin, d’incompréhension plus précisément. La décision ordonne en effet que les domaines suivants soient bloqués :

1. www.thepiratebay.org,

2. www.thepiratebay.net,

3. www.thepiratebay.com,

4. www.thepiratebay.nu,

5. www.thepiratebay.se,

6. www.piratebay.org,

7. www.piratebay.net,

8. www.piratebay.se,

9. www.piratebay.no,

10. www.jimkeyzer.se.en

11. www.ripthepiratebay.com

D’après le « Domain Name System », dans le cas du premier élément de la liste, le « .org » est un domaine, « thepiratebay.org » en est un autre, et « www.thepiratebay.org » un troisième. Si l’on interprète de manière stricte la décision de la cour, seules les versions des adresses comprenant le sous-domaine « www » devraient être bloquées, pas « thepiratebay.org » ou « poire.thepiratebay.org ». Cette mesure n’a pas de sens face aux spécifications du DNS ou lorsqu’elle est confrontée aux usages communs si le but est effectivement de rendre ce site (du moins en apparence) inaccessible.

Assiste-t-on, avec cette technique de filtrage via les FAI, à un phénomène nouveau en Belgique ?

A.L : Le filtrage en Belgique n’est pas neuf, c’est le motif qui le justifie (la protection des droits de propriété intellectuelle) qui l’est. A cet égard, je citerai les conclusions de M. Cruz Villalón, avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne qui, dans le cas Scarlet vs SABAM2, indiquait :

«une mesure qui ordonne à un fournisseur d’accès à Internet la mise en place d’un système de filtrage et de blocage des communications électroniques aux fins de protéger les droits de propriété intellectuelle porte en principe atteinte aux droits fondamentaux. »

Je rappellerai que notre justice repose sur la démonstration de l’existence d’un préjudice. Dans le cas des infractions aux droits de propriété intellectuelle lors du partage de fichier sans but commercial, cet hypothétique préjudice n’est toujours pas démontré3.

Billet initialement publié sur Geek Politics sous le titre « Blocage de The Pirate Bay : “Le filtrage pour le filtrage : une politique de société dangereuse” »

Illustrations et photos via Flickr par Martin Gommel [cc-by-nc-nd] et jb_Graphics (The Pirate Bay)

  1. Pour une liste exhaustive des membres de la BAF : voir ici. []
  2. En 2004, la Sabam a décidé d’affronter en justice le fournisseur d’accès Tiscali (devenu Scarlet). Grande première, à l’époque. Depuis, un procès complexe s’éternise, mélangeant droit belge et droit européen. En 2007, le tribunal de Bruxelles avait imposé à Tiscali d’empêcher le téléchargement de musiques issues du répertoire de la Sabam via les systèmes d’échange peer to peer. Tiscali avait interjeté appel. En 2010, le dossier a été remis à la Cour de Justice de l’Union européenne. Son avocat général a publié les conclusions mentionnées par André Loconte au mois d’avril 2011. []
  3. A ce sujet, consulter la liste d’études répertoriées par la Quadrature du Net. []

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